Des pédiatres alertent sur la résurgence du scorbut : «Ce n’est pas négligeable pour une maladie qu’on pensait disparue»

Des pédiatres alertent sur la résurgence du scorbut : «Ce n’est pas négligeable pour une maladie qu’on pensait disparue»

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Inquiétude

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Une étude publiée dans le «Lancet» dénombre une augmentation en France des cas de cette vieille «maladie des marins» causée par une carence profonde et prolongée en vitamine C. Les soignants pointent la précarité accrue des familles depuis la pandémie et des habitudes alimentaires déséquilibrées.

C’était un petit garçon, cinq ans environ, venu au CHU de Nîmes en boitant, avec d’importantes douleurs aux os. Dans le service de pédiatrie du professeur Tu-Anh Tran, on a exploré différentes pistes : une maladie inflammatoire osseuse ou articulaire ? Résultats négatifs. Une pathologie du sang ? Toujours négatif. C’est alors que l’équipe a remarqué une curieuse habitude chez son petit patient : «Il ne mangeait que des yaourts et des boudoirs», retrace le pédiatre. Alors les médecins décident de faire un bilan nutritionnel et d’examiner d’éventuelles carences. Son taux de vitamine C, en particulier, est effondré. Le diagnostic est enfin trouvé : un scorbut, cette vieille maladie surtout connue pour avoir fait perdre les dents voire tué des marins au XVIe ou XVIIIe siècle. C’est ce qui affecte le jeune enfant depuis des semaines. Une supplémentation en vitamine C, et le voilà sur pieds en quelques jours.

Ce cas d’une pathologie qu’on pensait disparue en France, ou alors croisée, rarement, chez des personnes très isolées, pourrait sembler exceptionnel. Il n’est que le second scorbut diagnostiqué par l’équipe nîmoise en deux ans. Mais d’autres pédiatres, ailleurs en France voire au Royaume-Uni ou en Suisse, ont rapporté des cas similaires ces dernières années. Et plusieurs ont même la sensation d’en voir davantage. A tel point que des pédiatres de l’hôpital Robert-Debré (Paris) ont décidé de chiffrer le phénomène. En s’appuyant sur la base «Programme de médicalisation des systèmes d’information» (PMSI), qui regroupe l’ensemble des données sur les hospitalisations en France, ils ont dénombré 888 enfants hospitalisés pour scorbut (selon leur taux de vitamine C) entre janvier 2015 et novembre 2023. La tendance s’accélère même, avec une hausse cumulée de 34,5 % après mars 2020 – passant d’une augmentation de 0,01 % par mois avant cette date à près de 2 %. L’augmentation la plus nette (200 % entre mars 2020 et novembre 2023) se retrouve chez les 5 à 10 ans. La malnutrition sévère s’est accrue de 20 % sur cette même période post-Covid.

«Ces données sont inquiétantes»

Leur étude, menée avec des chercheurs de l’Inserm et des universités de Paris Cité et de Guyane, a été publiée début décembre dans la revue britannique de médecine The Lancet. «Ces données sont inquiétantes, sans doute sous-évaluées puisque nous ne comptons que les hospitalisations, mais elles correspondent à ce qu’on voit à l’hôpital, souffle Ulrich Meinzer, chef de service à Robert-Debré et qui a coordonné ce travail. La précarité s’est aggravée depuis la pandémie : des infirmières nous signalent de plus en plus souvent des familles qui n’ont pas mangé faute de moyens.» Or le scorbut est souvent lié aux difficultés socio-économiques. Puisque le corps ne peut pas produire de vitamine C, essentielle au bon fonctionnement de l’organisme, elle doit être apportée de l’extérieur, normalement par l’alimentation. On la retrouve dans les agrumes, les pommes de terre, les épinards, les choux… Pour que de premiers signes de scorbut apparaissent, il faut ingérer moins de 10 mg de vitamine C par jour pendant un à trois mois – une orange en contient 80 à 100. Les enfants dans un état avancé n’en absorbent donc plus depuis des mois, voire des années.

C’est ce qu’a constaté Serge Ganga à l’hôpital de Roubaix (Nord), en 2020 : un bébé de 16 mois, très fatigué, boitait, avait un poids très bas et des saignements dans la bouche. Il présentait une anémie, une carence en fer… et en vitamine C. «Les parents étaient socialement installés mais achetaient peu de fruits et légumes, ils n’en avaient pas les moyens», décrit le pédiatre. D’où l’hypothèse suivie par l’équipe d’Ulrich Meinzer : questionner le lien entre l’augmentation du scorbut et l’explosion de la précarité depuis la pandémie, notamment du fait de la crise économique et de l’inflation de ces dernières années. Parmi les enfants hospitalisés pour scorbut après mars 2020, 22,6 % souffraient d’une malnutrition sévère. Près de 6 % présentaient un trouble autistique et 5 % une anorexie, pathologies qui peuvent aussi expliquer une mauvaise nutrition. Mais si l’étude constate des corrélations, elle reste prudente sur les explications précises du phénomène.

«Des pâtes et des Danette»

Les médecins interrogés par Libé conviennent que le prix des aliments détermine certainement la qualité des repas chez les familles les plus précaires, mais ils citent aussi les habitudes alimentaires anormales qu’ils retrouvent chez leurs petits patients, quels que soient leurs revenus. Au CHU de Montpellier, Eric Jeziorski, chef du service de pédiatrie générale, se rappelle ce «cas extrême» : un ado souffrant d’un scorbut si avancé qu’il ne pouvait plus plier les genoux et se déplaçait en fauteuil depuis des mois. Il ne mangeait «que des pâtes et des Danette». Comme tous les autres, il a pu remarcher en quelques jours une fois le diagnostic trouvé et de la vitamine ingérée. Sans séquelle.

«La récupération est assez spectaculaire, mais c’est alarmant de devoir prendre quotidiennement des comprimés de vitamine C – non remboursés – qu’une alimentation normale apporte», regrette Julie Barthelet. Dans le cadre de sa thèse consacrée au scorbut lors de son internat, elle a recensé 68 cas au CHU de Montpellier entre 2014 et 2021. Parmi eux, certains profils étaient «attendus» car ils présentaient des troubles du comportement alimentaire, des maladies digestives. Mais sept enfants ne présentaient aucune pathologie pouvant l’expliquer. «Ce n’est pas négligeable pour une maladie qu’on croyait disparue, remarque Eric Jeziorski. Des enfants qui ne veulent manger que des pâtes, ce n’est pas nouveau, mais il y a peut-être moins d’éducation à l’alimentation [en raison de] la possibilité de se nourrir avec des produits transformés en esquivant les fruits et légumes.»

«Il faut y penser»

Le pédiatre insiste aussi sur la sensibilisation des soignants : «Pour diagnostiquer le scorbut, il suffit d’un dosage en vitamine C. C’est facile à faire, mais il faut y penser.» Il faut dire que les signes ne sont pas spécifiques et vont rarement jusqu’aux pertes de dents : les médecins envisagent donc souvent, avant, d’autres affections. «Pour un nourrisson avec des fractures, on avait même pensé à des violences intrafamiliales», se souvient Julie Barthelet. «Penser au scorbut peut aussi économiser des examens invasifs inutiles, comme des biopsies», note Tu-Anh Tran, leur confrère de Nîmes.

C’est tout le sens de l’alerte qu’entendent lancer Ulrich Meinzer et ses collaborateurs avec leur étude : «Ce n’est pas une explosion des cas comme peut l’être une épidémie de bronchiolite, mais si on ne fait rien, le phénomène va perdurer voire s’accentuer, insiste le professeur parisien. Il faut une réponse rapide : favoriser l’accès à des produits de qualité, une meilleure éducation alimentaire, plus de formation des soignants dans la prévention et la détection des carences…» D’autant que le scorbut n’est que la présentation extrême d’une alimentation déséquilibrée. Laquelle expose aussi les enfants à d’autres maladies, entre obésité, diabète, retard de croissance voire système immunitaire affaibli.

Libération

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