Petit précis d’Otar Iosseliani en un coffret

Dans la Chasse aux papillons (1992), le fantôme d’un officier russe clopeur revient visiter sa veuve endormie et déposer une cigarette auprès d’elle. Le fantôme, c’était Iosseliani, et un an après sa mort en décembre 2023, le voilà qui met sous notre sapin ce précieux coffret Blu-ray, intégrale de son œuvre dont il avait pu superviser la restauration. Iosseliani, cinéaste géorgien, burlesque minimaliste, poète pince-sans-rire, observateur malicieux et inventif de ses contemporains, en fiction comme en documentaire, dans son pays ou en France et corps comique lui-même (une évidence à le voir faire du vélo d’appartement furtivement dans Sept Pièces pour cinéma noir et blanc, en 1982). Un cinéma sur les questions essentielles du cinéma, de l’humour et de la science – à savoir le temps et la gravité. Un cinéma discrètement alcoolémique comme celui de son confrère Kaurismäki, mais qui n’avait jamais le vin mauvais. Aquarelle (1958), son film d’étudiant, pose les tréteaux de ce monde égalitaire (un couple prolétaire se dispute et se réconcilie dans un musée, en proie au choc esthétique devant les toiles), entre bourgeois et pauvres, entre son et musique (on n’élève jamais la voix pour rien chez Iosseliani, on y respecte le silence). Le cinéaste célèbre son pays et sa culture (Vieilles Chansons géorgiennes, en 1969, célébration taiseuse du chant polyphonique local), mais sa subversion tranquille lui attire les foudres de la censure soviétique, invisibilisant notamment son premier chef-d’œuvre Il était une fois un merle chanteur (1970), plus dolce vita italienne que réaliste communiste, où trente-six heures dans la vie d’un percussionniste coureur et rêveur, à rebours de tout – du temps et du système.

Forcé à l’exil, Iosseliani choisit, à la fin des années 1970, de s’installer en France, patrie des films de Marcel Carné qu’il chérissait. Cela lui permet d’élargir ses possibilités (filmer la culture basque dans Euskadi, en 1983, et des moines dans Un petit monastère en Toscane, en 1988, comme pour mieux y retrouver des échos nostalgiques de sa Géorgie), mais sans jamais rétrécir sa morale (l’étonnant Et la lumière fut, en 1989, tourné dans un village sénégalais, mais où le cinéaste préfère les cartons de film muet aux sous-titrages pour ne pas distraire le spectateur). Ses films «français», chiches en stars mais riches en amis, réinventent Paris (les Favoris de la Lune, en 1983, Adieu, plancher des vaches ! en 1999), dessinent des chassés-croisés et les inévitables chutes (Chantrapas, en 2010 ; Chant d’hiver, en 2015), élégamment absurdes, des personnages parce que le «drame du monde est le croisement des désirs». Contre un Tati contrôleur millimétré du trafic comique de ses personnages, Iosseliani filmait avec une fausse nonchalance mais la vraie précision d’un ex-étudiant de maths et musique – il faut le voir au travail sur le making-of de Lundi matin (2002), bougonnant qu’il faut aller bosser, mais concentré sur le plateau. Alors que les regards sont tournés sur son pays, il faut revoir son Seule, Géorgie (1994), documentaire télé fleuve sur les deux mille ans d’histoire de son pays natal. Et Jardins en automne (2006), déchéance et renaissance par la paresse d’un ministre, à l’heure où on se demande si on aura de la neige et un gouvernement pour Noël.

Coffret Otar Iosseliani, 9 Blu-ray et un livret de 220 pages, chez Carlotta Films.