«Dans quelques années, ce sera à mon tour de partir de l’île» – Libération

«Dans quelques années, ce sera à mon tour de partir de l’île» – Libération

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Des Antilles à l’océan Indien, la Zone d’expression prioritaire s’est plongée dans les réalités des cinq départements d’outre-mer. Comme à son habitude, cette association de journalistes a accompagné des habitantes et habitants de ces territoires dans l’écriture de récits personnels qui nous éclairent sur leurs conditions de vie, leurs quotidiens, leurs liens à l’Hexagone… Partenaire historique de la ZEP, Libération s’associe à cet autoportrait de la France des outre-mer dont l’intégralité sera publiée en mars 2025 aux éditions Les Petits Matins sous le titre Nous ne sommes jamais dans les livres. Après le premier épisode consacré à la Guyane, place à la Guadeloupe et Saint-Martin.

«Un budget survie»

Emma, 15 ans, habitant à Goyave

«4h15. Le réveil sonne. C’est le moment d’aller sous la douche pour se réveiller. Mais après avoir ouvert le robinet… pas une goutte d’eau. Ils l’ont encore coupée ! Obligée d’aller chercher dans la réserve des bouteilles pleines. Pour la douche, c’est entre trois et quatre bouteilles d’eau pour moi, six si je me fais un shampoing. On les conserve sous l’évier. Des bouteilles de deux à cinq litres. On essaie d’en avoir toujours une dizaine à la maison. Ce qui est embêtant, c’est que ce genre de douche, ça me fait perdre du temps.

«Si je veux aller aux toilettes, c’est pareil. On remplit la réserve d’eau pour faire fonctionner la chasse. En Guadeloupe, les coupures d’eau sont fréquentes. Quand l’eau est là, on remplit des bidons de lessive ou de vieilles bouteilles de jus, pour être sûrs de toujours en avoir. Pareil pour les courses. Si on achète un pack de six bouteilles, il y en a toujours deux ou trois qui vont directement dans la réserve.

«A Capesterre, j’ai des amis qui ont des citernes dans leur jardin pour être sûrs d’avoir toujours de l’eau. Chez eux, les coupures d’eau peuvent durer deux semaines. A Goyave, une fois, après une grosse tempête, nous n’avons pas eu d’eau pendant une semaine entière. Un camion est passé une fois pour nous en distribuer. Mais très vite, nos réserves ont été épuisées. Alors on s’est entraidés dans le quartier.

«L’autre problème, c’est l’électricité. Des pannes de courant, on en a plusieurs par mois. De quelques minutes ou de plusieurs heures. Pour les plus longues, on est toujours avertis, mais c’est embêtant quand même. Donc quand on fait les courses, en plus de l’eau, il faut prévoir un stock de conserves pour manger. C’est un vrai budget survie pour presque tous les Guadeloupéens.»

«Le stop pour aller au lycée a ses limites»

Danrol, 18 ans, lycéen habitant à Pointe-Noire

«Six heures du matin. Direction carrefour des Mamelles. Bien looké, malgré mon uniforme, je n’ai pas trop peur pour la suite car je suis plutôt beau gosse. L’objectif : aller au lycée. Mais pas avec les transports en commun ni avec ma voiture. Le permis, je ne l’ai pas et les bus ici sont aléatoires et chers. Les prix varient en fonction des villes mais en moyenne c’est 3 euros l’aller et 3 euros le retour. Donc, je ne prends plus le bus pour me déplacer, ni à l’école ni ailleurs. Je fais du stop. Mon lycée est à 33 kilomètres de chez moi. Ce n’est pas très long en voiture, mais si je devais y aller à pied, je mettrais 7h47. C’est pas négociable.

«Avec le temps, j’ai connu beaucoup de styles d’automobilistes. Tu ne peux pas toujours tomber sur la chips la plus croustillante du paquet. Il y a les voyous. Ils ont un joint dans la bouche et beaucoup d’or sur eux. Ils conduisent vite, et ça, moi, j’aime bien. Ils prennent assez facilement en stop comme ils sont jeunes. Il y a parfois les papys et les mamies, mais c’est rare qu’ils prennent. Ils conduisent lentement. Trop lentement même. Et il y a les touristes. Eux, ils sont gentils. J’ai même eu le numéro d’une dame qui m’a dit de l’appeler pour faire le trajet retour avec elle.

«Mais le stop a ses limites. Lorsqu’il pleut par exemple, je suis obligé de prendre le bus… et d’attendre. A Pointe-Noire, les bus sont rares. C’est parfois un par heure. Ou un toutes les deux heures. Ça n’a rien à voir avec Baie-Mahault, où ils ont des bus presque toutes les trente minutes. Au Gosier et aux Abymes, c’est encore mieux. Les bus arrivent toutes les quinze minutes. Depuis un mois, j’enchaîne les heures de conduite. J’aimerais avoir mon permis pour profiter au max de mon île et ne plus jamais avoir à attendre le bus ou faire du stop.»

«Il n’y a pas d’argent»

Cédrick, 19 ans, habitant des Abymes

«Pour le permis de conduire, c’est 1 200 euros minimum et je ne vous parle pas des sorties. Même la calculatrice pour l’école, j’ai dû faire sans. Une “HP Graphique Prime Mode Examen” comme ils demandent, c’est 218 euros. C’est hors de prix pour moi qui ne viens pas d’un milieu aisé. Pareil pour les chips, les produits importés, les vêtements, le ciné… Même les prostituées coûtent trop cher. Les 30 euros pour les fréquenter, je ne les ai pas. Ni les 150 euros pour me faire un tatouage ou la trentaine d’euros pour une coupe de cheveux. Pas de nouveau vélo non plus, de bijoux ou d’haltères. Ces choses sont trop chères pour moi.

«Il n’y a pas d’argent à la maison. Et lorsqu’il y en a, il est grignoté par les factures de gaz en retard qu’il faut quand même payer, par la clim pour se rafraîchir et par toutes les factures. Les soins dentaires, j’y ai renoncé. Même Netflix, je n’y suis plus abonné. Pourtant, du travail, j’en cherche. J’aimerais trouver une alternance et mener une vie honnête. Mais je ne vais pas vous mentir, vendre de la drogue, ça m’a déjà tenté. Je sais qu’à long terme, cela pourrait avoir des conséquences négatives sur mes proches et ma famille. Et je ne veux pas d’ennuis avec les flics. Alors en attendant, je me prive.»

«Négresses, chabins, batas…»

Jade, 16 ans, lycéenne habitant à Baie-Mahault

«En France, si t’appelles une fille “négresse” ou un garçon “négro”, c’est tout de suite du racisme. Ils n’aiment pas trop qu’on appelle les filles et les garçons comme ça par rapport à l’esclavage. Mais ici, en Guadeloupe, c’est généralisé, ce genre de mots. Ce n’est pas méchant. Ça nous permet de faire la différence entre les communautés de l’île, car il y en a beaucoup. Vous avez les négresses comme moi. Elles ont la peau foncée et les cheveux crépus ou des locks. Les chabins et chabines, avec la peau claire mais pas comme les blancs. Un peu crème. Ensuite, il y a les métisses. C’est surtout les enfants des mélanges blancs et noirs, mais il y a d’autres métissages comme les batas. C’est des mélanges d’Indiens et de noirs ou de blancs.

«Ici, des noirs et des chabins, vous allez en voir partout. Les pangnols, c’est ceux qui viennent de la République dominicaine ; c’est surtout à Pointe-à-Pitre ou Grand Baie qu’on les croise. Faut pas les confondre avec les kinkins qui, eux, viennent de la Dominique et sont plutôt près de Baie-Mahault, au Raizet, Grand-Camp ou à Pointe-à-Pitre. Les H d’Haïti aussi sont vers Baie-Mahault (dans le bourg) ainsi qu’à Petit-Bourg ou aux Abymes. Quant aux zindiens, c’est surtout à Capesterre, à Moule et Saint-François qu’on les trouve.

«Pour les blancs péyi [des créoles blancs, ndlr], je ne sais pas. J’en croise très rarement dans mon quartier. On ne les voit presque jamais. J’en ai peut-être vu cinq dans toute ma scolarité et je suis déjà au lycée. Eux, au moins, ils parlent créole, pas comme les métros. C’est juste nos couleurs de peau qui sont différentes. Ils sont nés ici. Ils sont comme nous. Alors que les métropolitains, ils sont juste là pour visiter et ceux qui restent, je ne les rencontre pas.»

«Faire des études est une expérience qui change nos vies»

Rose, 14 ans, collégienne habitant à Marigot

«A Saint-Martin, on n’a pas le choix : pour faire nos études, il faut partir, quitter l’île. Parce qu’ici, après le bac, nous n’avons pas d’université relevant du système français. Tout juste un BTS de comptabilité de gestion et de PME. Et il y a une seule école de médecine sur l’île. Elle est privée, située dans la partie hollandaise et liée à l’université américaine.

«Moi, je suis enfant unique mais je viens d’une très grande famille et sur les seize cousins, douze sont déjà partis faire leurs études ou travailler à Lyon, Toulouse, Bourges, Paris, Rouen, Nice et même en Roumanie ! Des fois, mes cousins reviennent pour les grandes ou les petites vacances. Mais ça coûte beaucoup d’argent, surtout pour les étudiants et surtout quand ils viennent en période de carnaval ou de Noël. Les prix des billets sont alors bien plus élevés.

«Quand ils ne peuvent pas revenir, mes cousines et cousins passent leur Noël en France, séparément ou en groupe. C’est dur et triste pour eux. En plus, leur mode de vie change beaucoup une fois là-bas. Ici à Saint-Martin, par exemple, dans un bus, on peut demander de descendre à n’importe quel moment, alors qu’en France, on doit attendre le prochain arrêt. Et puis, le climat change… Ici, on n’a pas de neige ni d’automne et de printemps, il y a juste la saison des fruits et des papillons, vers octobre.

«C’est pour toutes ces raisons que le départ pour faire des études est une expérience qui change nos vies. C’est vrai au point que parfois, on ne parvient pas à revenir sur l’île, car c’est très compliqué de se faire muter ici. Dans quelques années, ce sera mon tour de partir et de commencer mes études loin d’ici.»

«Pendant le carnaval, on oublie l’école»

Audrey, 15 ans, lycéenne habitant à Baie-Mahault

«Des tissus plein la table du salon. Des feuilles de banane, de la paille, de la colle, des fleurs rouges, marrons, bleues. Tout ça, c’est le signe que le carnaval va bientôt commencer. Qu’on va reprendre nos vieux costumes et les rafraîchir un peu et que mes notes à l’école vont baisser. Ma mère est l’une des fondatrices du groupe “Nanm” devenu “Nasyon”, donc depuis mes 6 ans, je baigne dans le carnaval avec ma sœur. On défile tous les dimanches à Pointe-à-Pitre entre janvier et février. J’adore voir l’évolution des costumes et des couleurs. Chaque année, le thème est différent. Mon moment préféré, c’est toujours le dimanche avant les jours gras. On a le “Mass a tè”. On se met de la terre sur le corps puis sur la tête et on porte un chapeau avec deux cornes de bœuf. Sur la poitrine, on porte un genre de brassière en paille et autour de la taille une ceinture de lianes.

«Quand on est petit, c’est surtout Noël qui nous intéresse, mais en grandissant, c’est le carnaval la meilleure période de l’année. L’ambiance est festive. On marche au rythme du “Gwoka” [genre musical qui fonctionne avec une percussion] dans la ville, car on est considéré comme un “groupe a po” [ceux qui utilisent des tambours en peau d’animal]. Lorsqu’on défile dans un groupe, on chante en même temps. Il y a tout type de paroles et même des paroles sexuelles. Pendant la période du carnaval, on est tous tellement à fond qu’on oublie un peu l’école. Du coup, la moyenne de tout le monde chute. Les lundis d’après carnaval, tout le monde est fatigué. Même les profs. Cette année, c’était vraiment court. Ça a duré un mois et demi alors que l’année prochaine c’est deux mois et demi. J’ai soif du carnaval… mais en attendant, il va falloir rattraper mes notes et travailler davantage.»

«Malgré la violence, ça ne me donne pas envie de quitter Pointe-à-Pitre»

Laura, étudiante, 21 ans, habitant à Pointe-à-Pitre

«Un soir vers 20 heures, mes parents et moi sommes allés acheter des frites en passant dans le quartier de Mortenol. On s’arrête donc devant le restaurant qui a le même principe qu’un food-truck. Ma sœur, ma mère et moi sommes restées dans la voiture tandis que mon père est descendu pour faire la queue. Quelques minutes plus tard, on entend crier : “AN DIW BAN MWEN KLÉ MOTO LA !” [Donne-moi les clés de la moto !]. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu un homme, assez grand, masqué d’une cagoule noire et muni d’une mitraillette. Ma mère, par peur, nous dit de nous baisser. J’ai compris qu’il n’y a pas besoin d’être dans un conflit pour se faire agresser ou tuer dans cette ville. Il suffit juste d’être au mauvais endroit au mauvais moment.

«— Sé ló mwen diw [C’est de l’or, je te dis]

— Ménon, a pa ló. Ló pa ka briyé.» [Mais non, c’est pas de l’or. L’or ne brille pas comme ça]

«C’est le genre de phrases que l’on peut entendre dans les rues de Pointe-à-Pitre si on se balade avec des bijoux en or. En marchant dans ma ville, j’ai peur de me faire agresser. Je ne sors jamais sans ranger tous mes objets de valeur : téléphone, bijoux, chaussures de marque… Les histoires de violence dans cette ville font souvent la une des journaux télé. Avant, c’était surtout pendant le carnaval que les bandes réglaient leurs comptes. Cela ne m’empêchait pas d’y aller, mais je restais dans les endroits très éclairés et où il y avait beaucoup de personnes. Aujourd’hui, j’évite les endroits qui ont une mauvaise réputation, où les braquages sont nombreux et qui sont tenus par des gangs comme Mortenol, Boissard, le quartier Washington ou le quartier Lacroix. Mais ça ne me donne pas envie de quitter Pointe-à-Pitre pour autant. J’aime ma ville. Il faut juste apprendre à vivre avec sa violence.»

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