Danielle Simonnet : «L’ubérisation est un suicide social collectif»

Главная страница » Danielle Simonnet : «L’ubérisation est un suicide social collectif»
Dans son ouvrage «Face à Uber», la députée alerte sur la généralisation des pratiques néfastes des plateformes et leur danger pour le droit du travail, deux ans après les révélations sur les relations étroites entre le groupe américain et Emmanuel Macron.

Après les révélations des Uber Files, en juillet 2022, qui montraient notamment l’existence d’un deal secret conclu en 2014 entre Emmanuel Macron et l’entreprise américaine pour faciliter son développement en France, Danielle Simonnet a été rapporteure de la commission d’enquête parlementaire consacrée au sujet. Dans son ouvrage paru le 9 octobre, Face à Uber (Fayard), la députée de la 15e circonscription de Paris (groupe Ecologiste et social) pointe à nouveau les menaces sociales (sous-traitance, non-respect du Code du travail, retour du travail à la tâche…) que fait peser l’ubérisation de l’économie. Elle a aussi déposé, il y a une semaine, une proposition de loi à l’Assemblée nationale pour retranscrire, dans le droit français, la présomption de salariat des travailleurs des plateformes, adoptée au Parlement européen.

Quelles leçons tirez-vous des Uber Files et de la commission d’enquête parlementaire qui a suivi ?

Les Uber Files mettent en relief les enjeux fondamentaux de notre démocratie. Comment un ministre de l’Economie a-t-il pu sceller à ce point un deal avec des plateformes ? Comment l’appareil d’Etat peut ne pas faire respecter l’Etat de droit face aux plateformes depuis que Macron est président ? L’ubérisation, c’est un modèle de société auquel le Président adhère mais sur lequel il faut absolument alerter, car c’est en réalité un suicide social collectif. L’ubérisation fait croire que l’on devient tous des grands riches en accédant à des services domestiques : un chauffeur qui ouvre la porte, quelqu’un qui livre à manger au domicile… Mais derrière, cela revient à casser le Code du travail, à appauvrir complètement la Sécurité sociale, le tout pour des entreprises qui généralement sont des professionnelles de l’évasion fiscale.

Selon vous, sommes-nous tous aujourd’hui menacés par l’ubérisation ?

Vous connaissez la fable de la grenouille ? Elle est dans l’eau froide et si vous réchauffez tout doucement, elle ne réagit pas, ne réalisant pas qu’elle va cuire. Alors que si vous la mettez tout de suite dans un bain chaud, elle peut avoir le réflexe de s’en sortir. Face à l’ubérisation, j’ai un peu peur du bain qui chauffe lentement. On voit souvent cette question sous l’angle des chauffeurs VTC et des livreurs à vélo mais lorsqu’on regarde les rapports sur la création des microentreprises, on se rend compte que la plupart sont en réalité de l’autoentrepreneuriat. L’ubérisation se développe dans plein de secteurs, impliquant tous les niveaux de qualification.

A lire aussi

Lors de l’enquête parlementaire, on a récupéré une note du ministère du Travail datant de 2019, qui montrait que le gouvernement avait pleinement connaissance de divers secteurs dans lesquels l’ubérisation s’est développée : les services funéraires, l’aviation le BTP, l’aide à la personne… La note révèle aussi que le gouvernement sait que ces plateformes sont dans l’illégalité, vis-à-vis du Code du travail, des obligations Urssaf [les cotisations sociales, ndlr], de l’impôt, de la réglementation de la concurrence… On peut se dire que le ministère aurait pu faire en sorte que l’on respecte l’Etat de droit. En réalité, les notes ultérieures montrent qu’il n’a eu qu’une action : protéger les plateformes de la requalification des autoentrepreneurs en salariés. Ce qui montre que le scandale d’Etat continue.

Que peut-on faire quand on est élue de l’opposition ?

Il y a eu une directive sur la présomption de salariat au Parlement européen, que Macron a essayé de torpiller, mais qui permet aujourd’hui d’inverser la charge de la preuve. Elle estime que les travailleurs de plateformes sont présumés salariés, et que c’est aux entreprises de faire la démonstration que ce sont des indépendants. Les Etats membres ont l’obligation de transposer cette directive dans le droit de leur pays. En tant qu’élue d’opposition, mon rôle est de pousser à ce qu’il y ait une retranscription dans le droit français de la présomption de salariat. J’ai donc fait une proposition de loi en ce sens, mi-octobre.

Est-ce que selon vous les plateformes, en particulier Uber, sont encore au-dessus des lois ?

Complètement. Les plateformes de l’ubérisation font de l’inégalité une stratégie de développement. Elles ont pleinement connaissance de leurs infractions. D’ailleurs les Uber Files ont révélé un schéma de pyramide utilisé pour les formations des salariés d’Uber, avec la liste de toutes les infractions dont ils peuvent être coupables et la manière de les anticiper et de les gérer. Ils [les dirigeants d’Uber, ndlr] avaient été jusqu’à mettre en place un dispositif interne, le «kill switch», pour qu’en cas de descente de l’Office central de lutte contre le travail illégal ou de la commission de répression des fraudes, il n’y ait qu’à appuyer sur un bouton spécial qui enclenchait la suppression [de l’accès à] toutes les données de leurs ordinateurs. Ils ont reconnu depuis qu’ils avaient changé de méthode et qu’ils n’utilisaient plus le «kill switch».

Pour vous, l’ubérisation ne peut pas être un modèle ?

Bien sûr que non. C’est le retour sur plus d’un siècle d’acquis sociaux par le mouvement ouvrier. C’est le retour au XIXe siècle, quand les travailleurs étaient payés à la tâche et qu’il n’y avait pas de protection sociale. C’est une régression sociale sans précédent ; le développement de l’ubérisation a poussé un bon nombre d’entreprises à se placer en donneuses d’ordre externalisées des postes de travail. Dernièrement, un magasin Monoprix a par exemple été condamné parce qu’ils ont fait travailler un caissier en tant qu’autoentrepreneur. Ces pratiques se généralisent.

Pour Emmanuel Macron pourtant, l’ubérisation est un moyen de donner de l’emploi aux jeunes, notamment en banlieue…

Bien sûr, il a fait cette sortie à Stains en 2016, pendant la campagne présidentielle, dans laquelle il disait qu’il valait mieux être chauffeur qu’être dealer. Ça montrait déjà tout son mépris de classe et son racisme à l’égard des gens des quartiers populaires. D’autant que les études ont montré que les chauffeurs n’étaient pas au chômage avant de le devenir. La majorité d’entre eux occupaient très souvent un emploi avant cette activité.

Parlera-t-on toujours de l’ubérisation dans dix ans, selon vous ?

Je ne peux pas répondre à cette question. Tout dépendra de la lutte sociale, du rapport de force politique. Il y a à la fois cette augmentation du recours au statut d’autoentrepreneur et donc une attaque du salariat, mais aussi des revendications sociales qui émergent et montrent que les gens sont attachés à leurs droits sociaux.

Libération

Post navigation

Leave a Comment

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *