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Bureau ovale, Maison Blanche, mardi 11 février. Pour sa première apparition publique depuis sa nomination à la tête du nouveau Département de l’efficacité gouvernementale (Doge), Elon Musk se tient aux côtés du président Donald Trump, et égrène les dysfonctionnements constatés par ses équipes au sein des administrations fédérales. Parmi ses cibles : l’Administration de la «Social Security» (le système de pensions de retraite et d’invalidité de l’Etat fédéral américain connu aux Etats-Unis sous l’acronyme SSA, à ne pas confondre avec un système d’assurance maladie). «Il y a des choses folles», allègue le milliardaire, avant de développer : «Nous avons là des gens qui ont 150 ans. Quiconque a 150 ans et reçoit encore des prestations de sécurité sociale devrait figurer dans le Livre Guinness des records, ou bien être mort, à mon avis.» A ses côtés, le président américain rigole, puis signe un décret pour renforcer les moyens d’Elon Musk dans sa lutte contre les «dépenses inutiles».
«C’est tellement grave ce qui arrive à notre pays et à votre argent», commente alors Donald Trump Jr, fils aîné du chef d’Etat, sur le réseau social X (anciennement Twitter), propriété d’Elon Musk. Aussitôt, une première explication est fournie par les internautes. Si des personnes âgées de 150 ans sont référencées dans la base de données de la SSA, c’est parce que les ordinateurs de cette administration ont été programmés suivant un langage informatique daté, le Cobol (common business-oriented language). Suivant cette hypothèse, lorsque la SSA ne connaît pas la date de naissance d’un individu, il est réputé être né il y a cent cinquante ans, le 20 mai 1875 exactement, jour qui a été retenu comme point de départ dans les versions anciennes du Cobol. Ce qui éclaircirait pourquoi les petites mains d’Elon Musk sont tombées sur «des gens qui ont 150 ans» dans les dossiers de la SSA. Non sans une certaine ironie, même Grok, l’IA de son réseau social, a conclu que les débats sur l’affirmation d’Elon Musk aboutissaient à un «consensus» : sa mauvaise compréhension du Cobol.
Sauf que, depuis, le chef du Doge est revenu à la charge. Dans une publication sur X, mise en ligne peu avant minuit dimanche 16 février (au petit matin du lundi 17 février en France), consultée plus de 70 millions de fois, Elon Musk dévoile une feuille de calcul qui détaille, par tranche d’âge, le nombre de personnes recensées par la Social Security. A croire ce tableau, plusieurs millions de personnes dépasseraient les 120 ans, l’une serait même âgée de 240 à 249 ans, et une autre aurait entre 360 et 369 ans. D’où cette légende emplie d’ironie : «Peut-être que Twilight est réel et qu’il y a beaucoup de vampires qui perçoivent des prestations de la SSA.» En outre, quand un internaute lui fait remarquer que la somme des individus répertoriés dans son document atteint 394 millions, «alors que la population [américaine] totale est de 334 millions», Elon Musk embraye : «Oui, il y a beaucoup plus de numéros de Social Security «éligibles» qu’il n’y a de citoyens aux Etats-Unis. Il s’agit peut-être de la plus grande fraude de l’histoire.» Dans le même temps, le député républicain Mike Collins suggère : «Nous pourrions suspendre les paiements aux personnes âgées de plus de 120 ans jusqu’à ce qu’elles puissent prouver qu’elles font partie des vivants.»
Soulignons d’abord que, bien qu’il puisse y avoir 394 millions numéros de Social Security existants, ce chiffre ne correspond pas au nombre d’assurés sociaux qui perçoivent effectivement des prestations versées par la SSA, selon l’organisme lui-même. De fait, dans ses dernières estimations, la SSA fait état de 66 millions bénéficiaires en janvier 2025, dont 54 millions âgés de plus de 65 ans (ses versements sont en premier lieu destinés aux retraités). De plus, à la page «population dans le périmètre de la Social Security», l’administration recense pour sa part 346 millions de personnes possédant un numéro de Social Security (comprenant les bénéficiaires potentiels – la grande majorité – et effectifs). Quelque 48 millions de moins, donc, que le total présenté par Elon Musk.
La SSA indique que «la population inscirte à la Social Security se compose» à la fois des résidents des 50 Etats américains, ou des territoires appartenant aux Etats-Unis (comme les îles Vierges ou les Samoa américaines), mais aussi de tous les citoyens américains établis à l’étranger. Une précision qui permet de comprendre pourquoi ce chiffre est légèrement supérieur au nombre d’Américains (341 millions selon le Bureau du recensement).
Sollicitée par CheckNews en vue de commenter les données mises au jour par Elon Musk, la SSA n’a pas pour l’instant donné suite. Mais certains éléments d’explication sont déjà accessibles. Dans un rapport de juillet 2023, l’inspecteur général de la SSA se penchait ainsi sur «les titulaires de numéros [de Social Security] âgés de 100 ans et plus dont les informations de décès n’étaient pas renseignées sur le Numident». Numident, pour Numerical Identification System, le fichier électronique de la SSA contenant des informations sur chaque personne à laquelle un numéro de Social Security a été attribué. Au moment de l’audit, «environ 18,9 millions de titulaires de numéros nés en 1920 ou avant n’avaient pas d’informations sur le décès dans leur dossier Numident». Parmi eux, près de 11 millions étaient même nés avant 1900, donc tous décédés à date (la doyenne américaine avait 116 ans en 2023). Si leur décès n’était pas renseigné dans le Numident, c’est tout simplement à cause d’un défaut d’information, avance l’inspecteur général. Jusqu’aux années 2000, la déclaration de décès aux administrations américaines s’est faite sur papier, avant qu’un système d’enregistrement électronique ne s’y substitue. Ainsi, depuis sa fondation en 1935, la SSA n’a pas été informée de millions de décès.
Si ces 18,9 millions d’individus ont conservé une existence dans la base de données de la SSA, dans 98 % des cas, aucune prestation n’a été versée par cette administration, rapporte l’inspecteur général. S’agissant de ces personnes, «le fait [qu’elles sont censées être] âgées de 100 ans ou plus, qu’elles n’ont pas eu de revenus au cours des cinquante dernières années et qu’elles n’ont pas reçu de paiements de la SSA indique qu’elles sont décédées», analyse-t-il. Son prédécesseur, dans une étude menée en 2015, avait identifié «environ 6,5 millions de détenteurs de numéros nés avant le 16 juin 1901 et dont le dossier ne comporte pas de date de décès», mais dont seulement 13 figuraient parmi les bénéficiaires de la SSA.
Les explications fournies par la SSA sur ces morts toujours vivants dans sa base de données permettent en tout cas une nouvelle lecture de la feuille de calcul d’Elon Musk. Son tableau recense quelque 20,8 millions de centenaires, ce qui n’est pas incompatible avec les 18,9 millions répertoriés par la SSA courant 2023. Mais on sait désormais que le mauvais recensement des décès est indépendant des manœuvres de l’administration, et surtout qu’une part infime de ces millions de personnes sont réellement bénéficiaires de la SSA. Reste que certaines données peuvent également être dues à des erreurs dans le traitement des dossiers. Le cas du faux bénéficiaire âgé de 369 ans est peu probable. Néanmoins, il peut s’agir d’un individu né en 1956, mais dont l’année de naissance, dans le fichier de la SSA, est devenue… 1656.
Dans tous les cas, l’affirmation d’Elon Musk selon lequel il pourrait s’agir «de la plus grande fraude de l’histoire» semble fragile au regard du seul document qu’il a exhumé.
Le conseiller de Trump et ses exécutants «ne font qu’inventer des choses», a simplement commenté Martin O’Malley, ancien commissaire de la SSA dans l’administration Biden, lors d’une interview à la télé américaine, lundi soir. Ces attaques largement caricaturales, se doublent d’actes. Le Doge a ainsi rapidement pris le contrôle du système de paiement du département du Trésor, chargé entre autres de verser les prestations de la SSA. Ses membres ont exigé d’accéder aux informations sur les bénéficiaires de la SSA, au point de pousser la commissaire par intérim à la démission, a révélé le Washington Post lundi soir. Sous pression, Michelle King, la plus haute responsable de la SSA, a quitté son poste au cours du week-end dernier, après plus de trente ans au service de cette administration.
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