Quand l’alpinisme déploie ses «elles»

Rencontrés au Grand Bivouac d’Albertville, Stéphanie et Blaise Agresti nous font revivre le long chemin des femmes en montagne.

«Si elles réussissent, cela confirmera mon impression que le Cho Oyu est une montagne à vaches.» Voilà ce que disait Lucien Devies, président de la Fédération française de la montagne à propos de l’expédition féminine de Claude Kogan (1959). «C’est formidable ce que vous avez fait mademoiselle, mais il faut convenir que le Mont Blanc aura bien moins de mérite maintenant que les femmes l’ont conquis». Voici ce que lançait un guide à Henriette d’Angeville qui redescendait du sommet en 1838. «Alors les filles, vous êtes déjà prêtes ? Mais vous êtes sacrément rapides, vous n’avez pas dû avoir le temps de vous maquiller.» Cette citation est extraite du livre de Marion Poitevin, Briser le plafond de glace (2022, Guérin-Paulsen). Et une dernière pour la route : «Jamais une femme ne réussira un 7C» Signé Didier Raboutou, grimpeur et père de… Brooke Raboutou, vice-championne olympique d’escalade en 2024. Laquelle enfant, franchit du 7C à 11 ans ! Quel talent de visionnaire, ce Didier !

Ces édifiantes sentences sont extraites du remarquable ouvrage de Stéphanie et Blaise Agresti, Une histoire de l’alpinisme au féminin, paru chez Glénat. «Pour comprendre ce qu’est un alpinisme avec une empreinte féminine, écrit Lise Billon en préface, il nous faut donc plonger dans l’histoire des femmes qui ont tracé leur voie dans ce monde. Car elles existent. Il nous faut aussi accepter une autre forme de pratique et un autre regard.»

L’alpinisme, comme la guerre, est une activité dangereuse, écrivent les auteurs. «Ce rapport au risque est lié à une culture, à notre identité profonde ancrée dans la conscience de soi et du monde qui nous entoure… La montagne serait trop dure, trop rude, trop violente, trop dangereuse pour les femmes. Ce postulat pèse sur les prémices de l’histoire de l’alpinisme. Mais en même temps que l’alpinisme évolue, la définition de la féminité va profondément changer.»

Meta Brevoort atteint le pic oriental de la Meije, puis le Cervin en 1871. «Elle écrit des textes sur le sujet pour l’Alpine Journal, mais sous le nom de son neveu, Coolidge, car, sans cela, ils ne seraient jamais acceptés». Quoi ? Une femme qui grimpe ! Et, en outre, qui se permet d’écrire… Mais le meilleur reste à venir. Meta grimpait avec sa chienne Tschingel, qui devint membre d’honneur de l’Alpine Club, en 1 878. En 2024, il n’est «fait mention d’aucune femme sur la page Wikipédia du Cervin», note les auteurs. Il reste encore du chemin.

Pour exister, être visibles, les femmes devront fonder leur propre club (1). Ce sera en 1907 le Ladies alpine club. On conclura avec un extrait d’Encordées, ouvrage de l’alpiniste Micheline Morin (1901-1972), qui sut adopter dans les années trente un ton brillamment sarcastique pour décrire les clichés sur les femmes. «Lui est toujours un bon alpiniste. Elle, une débutante […] Pendant l’ascension, elle est généralement d’humeur charmante, très fière d’être emmenée par un grand alpiniste. Et puis, elle est si contente de porter des culottes. Elle est souvent aussi très crâne. Son étonnante bravoure provient en partie de sa grande ignorance, mais bien encore plus de la confiance totale et aveugle qu’Elle (Le E majuscule est un fait exprès ndlr) a dans son partenaire… Mais il arrive que ce grand courage fléchisse et que, cédant à la crainte devant quelque méchant passage, Elle se mette à fondre en larmes… Elle choisit en général le coin le plus exposé aux chutes de pierres ou de séracs pour s’arrêter et gémir d’une voix mouillée…»

(1) A noter que le Club alpin français, exception, autorisa les femmes dès 1878.

Une histoire de l’alpinisme au féminin, de Stéphanie et Blaise Agresti, Glénat, 176 pages, 25,95 euros.