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Mémoire céleste, de Nona Fernández, née en 1971, met en scène et en jeu à la fois la mère de la narratrice et ses évanouissements, les sondes spatiales Voyager lancées en 1977, des épisodes de la mythologie grecque, divers crimes commis par la dictature d’Augusto Pinochet à partir de 1973, bon nombre de constellations, l’amour maternel vécu comme fille et comme mère, les difficultés de la démocratie et les découvertes des neurosciences – le livre tient de l’essai, de l’autobiographie et du roman. Sur Wikipédia, on trouve cet autoportrait de Nona Fernández qui a l’ambition de ne pas entrer dans une seule case : «Comédienne par choix. Narratrice pour faire chier, pour ne pas oublier ce qui ne doit pas être oublié. Scénariste de feuilleton par nécessité. Chilienne peu commode, et par moments en colère.»
Les «trous noirs» n’existent pas que dans l’espace. Ils sont bien concrets dans la vie de la mère de la narratrice. «Perdre un de ces souvenirs, c’est comme perdre une main, une oreille, voire le nombril.» Pour sa part, la narratrice, «dans une vie que je n’ai pas connue», a «plongé dans des galaxies inconnues, assisté à des explosions de supernovæ, échappé à des trous noirs, traversé des nébuleuses entières». Mais les trous noirs sont l’effet du trop-plein plus que du vide. C’en est encore un qui s’abat, après Pinochet, sur un discours que le fils adolescent de la narratrice veut prononcer au lycée pour commémorer un anniversaire. Non, pour ne fâcher personne, il ne devrait pas dire ça, pour être plus «inclusif», fait-on pression sur lui. «L’attraction d’un trou noir qui tentait d’aspirer ses idées, de les rendre invisibles, de les emprisonner et de les enfouir dans une zone obscure.» Et la mère de la narratrice en proie à ces obscurs trous de mémoire. «Elle pense, tout comme moi, qu’elle est constituée de ses propres souvenirs et sombrera si elle cède à l’oubli, se désintégrera peu à peu dans l’espace.»
Les souvenirs sont au centre de Mémoire céleste. Il y a ceux qu’on ne veut pas perdre et ceux dont il faut s’assurer qu’ils sont réels. Nona Fernández remonte au latin. «Se souvenir, c’est donc, étymologiquement parlant, passer de nouveau par le cœur. Alors, si chaque fois qu’on se souvient une constellation de neurones s’allume quelque part dans notre cerveau, il faudrait supposer que le cerveau et le cœur, tels deux poissons attachés par la queue [comme dans la constellation des Poissons précédemment évoquée, ndlr], sont étroitement liés.» Il y a un «récit génétique» de l’être humain à travers les millénaires, et la narratrice recherche «l’origine de mon passé, le point zéro de tout, le nombril de ma propre histoire, enfoui quelque part dans mon hypothalamus». Plus loin, un psychiatre conseille à la veuve d’un disparu de la dictature «de laisser le passé derrière elle, son corps et son cerveau ne peuvent plus continuer de porter ce cordon ombilical qui les maintient unis». «Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? D’où venons-nous ?» Il a fallu du temps pour qu’on en arrive à se poser ces questions ainsi et il ne s’agit pas tant ici de décrire où on va que d’où on vient.
Un soir d’il y a longtemps où on voyait bien les étoiles, sa mère a développé pour la narratrice enfant «une théorie délirante». Elle a prétendu que «là-haut, […] il y avait des gens tout petits qui essayaient de communiquer avec nous par des signaux à travers des miroirs. Une sorte de morse lumineux qui envoyait des reflets en guise de messages». Et la narratrice adulte se souvient de ce qu’elle a alors imaginé : «que ces messages étaient envoyés du ciel par ces gens tout petits pour nous dire bonjour et nous montrer qu’ils étaient là, malgré la distance et l’obscurité. Bonjour, nous sommes là, nous sommes les gens tout petits, ne nous oubliez pas». D’une façon ou d’une autre, «ces gens tout petits» sont présents tout au long de Mémoire céleste, quelle que soit leur taille. Il y a ceux qui sont tout petits dans le temps ou l’espace, simples pions dans l’histoire de l’humanité, et ceux qu’on rend tout petits par le biais d’une dictature, ceux qu’on ne considère pas, à qui la prison ou la mort sont promises s’il leur vient à l’idée de penser par eux-mêmes. La narratrice (ou est-ce Nona Fernández ?) se présente comme une «sonde spatiale», un «drone fouineur», une «caisse enregistreuse», pour lancer un message dans l’espace dont tout Mémoire céleste montre qu’il ne s’adresse pas à des êtres imaginaires, seulement à ces «gens tout petits» qui répondront : «Bonjour, nous sommes là. Ne nous oubliez pas.»
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