On vient se perdre à Dijon d’abord par gourmandise. Ses restaurants étoilés, ses caves à vin, l’immense cité internationale de la gastronomie. Puis, il y a les pierres blondes du Palais des ducs de Bourgogne, pour d’autres nourritures plus intellectuelles. Mais la ville abrite un autre monument. Alors que la France se désole de la déroute de ses fleurons industriels, Dijon veille jalousement sur un géant mondial méconnu : Urgo, un champion français de la pharmacie. Il faut quitter les rues pavées du cœur de la cité, traverser de vastes zones commerciales et longer l’autoroute qui mène vers la Suisse pour arriver à Chevigny, dans son plus grand site industriel. Un dédale d’usines et d’entrepôts animé par le ballet incessant des semi-remorques, avec en toile de fond les collines plantées de chardonnay et de pinot noir.
Dans la région, Urgo est une institution. Le plus gros employeur privé du coin : quatre sites industriels, deux centres de logistique, toute la recherche et développement du groupe. Des milliers de familles vivent au rythme des carnets de commandes de l’entreprise. Avec un chiffre d’affaires de près de 900 millions d’euros l’an passé, Urgo a la puissance discrète. Une croissance comprise entre 8 et 10 % chaque année. Pas d’annonces fracassantes en Bourse ; elle n’y a jamais mis les pieds. Pas de cession mirobolante à un fonds d’investissement étranger ; elle les a toutes refusées. Le groupe cultive le made in France, là où beaucoup d’autres champions tricolores de la pharma ont préféré délocaliser leurs usines en Inde et leurs centres de recherche aux Etats-Unis au cours des dernières décennies.

Aux manettes de l’entreprise, la famille Le Lous. Trois générations de Bretons qui se sont enracinés presque par hasard dans cette Bourgogne industrieuse. L’exemple parfait de ce capitalisme familial qui manque tant à la France et fait encore la force du modèle allemand. En un peu plus de soixante-dix ans d’existence, l’entreprise et sa kyrielle de marques sont entrés dans toutes les armoires à pharmacie de France. Evidemment, Urgo et ses pansements mais aussi Mercurochrome pour les bobos du quotidien. Humex pour les gros rhumes, les vitamines Alvityl pour les coups de mou, ou encore le Charbon de Belloc, pour les lendemains de soirée arrosée. Et puis tout un chapelet de compléments alimentaires pour le foie, la peau, les cheveux, l’humeur. En gélules, en comprimés, en ampoules. Fenouil, ginkgo, acérola, gelée royale… Qu’importe la mixture – et le prix – pourvu que le client y croit. Et achète.
Un champion de l’innovation
Mais cette “pharmacie” grand public n’est que la face émergée de l’empire. Urgo, c’est aussi toute une gamme de pansements hypersophistiqués, uniquement vendus sur ordonnance et largement utilisés dans les hôpitaux pour soigner les grands brûlés ou traiter des plaies chroniques des diabétiques, par exemple. La cash machine du groupe, là où l’essentiel des investissements en recherche est réalisé. Près de Dijon, plus d’une centaine de chercheurs planchent sur ces innovations. Des biologistes évidemment, mais aussi des mathématiciens, des spécialistes de l’IA… C’est qu‘il faut inventer de nouveaux procédés, de nouveaux matériaux pour faire encore reculer le temps de cicatrisation, la mère des batailles. Une équipe d’ingénieurs imaginent même les machines qui fabriqueront ces fameux pansements. A Chevigny, une partie de l’enceinte abrite une sorte de mini-usine qui permet de tester les prototypes. Une étape indispensable avant l’industrialisation massive. En bout de course, toutes ces inventions seront utilisées par la branche grand public et les pansements du quotidien… Une forme de ruissellement de l’innovation. Une démarche très codifiée, presque théorisée : la méthode Le Lous.
Pour refaire le film de la saga Urgo, il faut remonter au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Jean Le Lous, pharmacien militaire, décide de racheter une herboristerie installée dès les années 1870 à Dijon. Le commerce a pignon sur rue, mais les affaires périclitent. Surtout, le pharmacien n’est pas très fondu de tisanes de pissenlit. Son dada, ce sont les pansements, les gazes, les tulles. Il en a manqué sur le front pendant les combats et son rêve est de créer une filière française. Premier virage à 180 degrés de l’entreprise. Le Lous laisse tomber les plantes pour les bandelettes. La marque Urgo est créée en 1958 et l‘entreprise se diversifie. Fin stratège, le patron rachète les laboratoires Fournier qui commercialisent le Lipanthyl, un médicament très populaire contre le cholestérol. Le pharmacien est aussi un commerçant-né, qui maîtrise très vite les codes du marketing moderne. “Il y a de l’Urgo dans l’air, il y a de l’air dans Urgo” est lancé en 1979. Un slogan qui s’immisce dans toutes les têtes.
L’arrivée de son fils en 1987 à la tête de l’entreprise marque un deuxième virage dans l’histoire de la société. Hervé Le Lous, lui, n’est ni médecin ni pharmacien. Il a fait ses classes aux Etats-Unis. Un MBA de la Wharton School puis l’université de Stanford en Californie où il a décroché un doctorat en économie. Ses marottes ? Le management des organisations et la finance. Aux commandes, il décide d’un audit de toutes les branches de l’entreprise. Et tranche dans le vif. Fini les molécules vieillissantes contre le cholestérol alors que les génériques mis en vente laminent les marges et les parts de marché. Urgo doit devenir le champion toutes catégories du pansement. Parallèlement, le patron veut surfer sur la mode des vitamines. Il rachète alors un petit laboratoire rebaptisé Juva Santé avec un objectif : vendre dans tous les hypermarchés de France des boîtes de vitamines qu’on ne trouvait alors qu’en pharmacie. Un modèle directement importé des Etats-Unis. Dans la foulée, il se lance dans une série d’acquisitions pour gonfler son portefeuille de médicaments sans ordonnance. Mercurochrome, Humex, Belloc… Enfin, il lance Urgo dans la course à l’innovation. En 2000, après des années de recherche, l’UrgoTul, un pansement révolutionnaire qui permet de réduire considérablement le temps de cicatrisation de certaines plaies chroniques, est mis sur le marché. Dans les années qui suivent, plus d’une dizaine de pansements spéciaux sortiront du laboratoire de recherche d’Urgo. Jusqu’à la consécration pour l’entreprise familiale française. En 2018, la très prestigieuse revue britannique The Lancet consacre tout un article aux innovations du champion “frenchy”.
Une présidence tournante
2018, c’est aussi l’année où Hervé Le Lous décide de passer le flambeau. Là encore, rien n’est laissé au hasard. Tout a été prévu de longue date. Dans d’autres familles, une guerre fratricide aurait sans doute déstabilisé l’entreprise. Mais les trois héritiers qui travaillent ensemble depuis déjà plusieurs années dans la société, imaginent une gouvernance étonnante : une présidence tournante, tous les trois ans. “Les salariés y ont vu la volonté de la famille d’ancrer la société dans le long terme”, explique aujourd’hui Tristan le Lous, l’actuel président de la boîte. Dans cette organisation, chacun a sa place. L’aîné, Briac, pilote la branche grand public. Guirec, le cadet, est aux manettes de la partie médicale.
Et Tristan s’occupe des finances, du juridique et des acquisitions. Des dissensions ? “Il y en a comme dans toutes les familles. Il arrive souvent qu’on ne soit pas d’accord. Mais on a appris à accepter le débat”, avoue le patron. Etre solidaires dans les réussites comme dans les échecs. Le dernier en date : un casque connecté pour le sommeil, dont l’objectif était de rééduquer le cerveau aux phases d’endormissement. Trop complexe et surtout trop coûteux. Le produit a vite disparu des catalogues d’Urgo. “L’avantage de ne pas être coté en Bourse, c’est que nous ne sommes pas soumis à des diktats de rentabilité. Cela nous donne beaucoup de latitude pour prendre des risques, quitte à échouer parfois. Le revers de la médaille, c’est que nous n’avons sans doute pas la surface financière de nos concurrents étrangers pour grossir aussi vite qu’eux”, décortique Tristan Le Lous.
Une boulimie d’achats
Dans le monde hyperconcurrentiel de la pharma, il faut néanmoins grandir pour continuer d’exister. Alors, Urgo a multiplié les acquisitions au cours des dernières années. Partout dans le monde. En Colombie, au Brésil, en Inde, en Pologne, en Italie… Avec chaque fois, le même objectif : utiliser les forces de vente des entreprises croquées pour placer ses marques made in France. “J’étudie des dizaines de dossiers de rachats chaque année, avec parfois de belles surprises”, raconte Tristan Le Lous. Comme en 2019, juste avant la pandémie, quand ce chasseur de pépites découvre aux Etats-Unis un petit laboratoire qui a mis au point une solution révolutionnaire pour désinfecter les plaies. Urgo le rachète pour 10 millions de dollars. Cinq ans après, la start-up a dégagé un chiffre d’affaires de près de 120 millions de dollars. “Cette molécule a tous les atouts pour devenir un blockbuster mondial”, veut croire le PDG d’Urgo qui peaufine déjà son dossier pour obtenir une autorisation de mise sur le marché en Europe.
Des projets ? Les paillasses des chercheurs de l’entreprise en sont garnis. Le plus ambitieux : Genesis, un programme de recherche sur une peau artificielle, développé en partenariat avec Dassault Systèmes notamment. Un projet à 100 millions d’euros dans lequel Bpifrance a mis une vingtaine de millions d’euros dans le cadre du plan France 2030. “Sans leur soutien, une entreprise comme la nôtre n’aurait jamais pu se lancer dans une aventure qui va durer au moins une décennie”, explique Jean-François Robert, le directeur général délégué chargé de la R & D. A plus court terme, les trois frères Le Lous rêvent surtout de débarquer dans un secteur en plein boom, celui de la médecine esthétique. Pas question ici de pansements miraculeux, mais de laser. L’entreprise en commercialise déjà un, utilisé pour atténuer les cicatrices provoquées par une chirurgie du cancer du sein. Mais l’eldorado, c’est le traitement des rides. Remplacer les injections d’acide hyaluronique. “Il y a déjà beaucoup d’acteurs dans la course. Alors, on cherche, on teste. On ne sortira du bois que lorsqu’on aura obtenu une solution vraiment différenciante”, conclut Tristan Le Lous. De quoi métamorphoser cette entreprise familiale tricolore en Dorian Gray de la pharma.
Leave a Comment