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Albert Corrieri bazarde rapidement l’appareil auditif fourni par le tribunal administratif pour mieux entendre les débats. Assis droit au premier rang ce mardi 25 février, le Marseillais de 102 ans ne perd pas un mot du résumé lapidaire que le président fait du combat qu’il porte depuis des années, au nom d’une mémoire tourmentée, elle, depuis des décennies. Le 13 mars 1943 au matin, Albert, alors âgé de 21 ans, prend son service au restaurant la Daurade, sur le Vieux-Port, quand les soldats allemands viennent le cueillir. Emmené à la gare Saint-Charles, il y rejoint des centaines de Provençaux qui, comme lui et près de 700 000 jeunes hommes français, sont réquisitionnés pour partir en Allemagne au titre du Service du travail obligatoire (STO), acté par l’Etat français collaborationniste sur demande des Nazis.
En Allemagne, Albert est affecté à l’usine chimique IG Farben, dans le camp de Ludwigshafen, où il trimera jusqu’à la libération du camp par les soldats américains, le 15 avril 1945. Deux ans, un mois et trois jours de travail forcé, pour lequel il assigne en justice le ministère des Armées et l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre afin d’obtenir sa rémunération non perçue, soit 43 200 euros, sur la base d’un calcul de 10 euros de l’heure.
«La vie d’Albert Corrieri a basculé il y a quatre-vingt-deux ans et il vient aujourd’hui demander à la République française de solder le bilan mémoriel de cette tragique période, a défendu à la barre Me Michel Pautot, son avocat. Il mène un combat noble, pour l’histoire et la mémoire des STO dont il ne reste que quelques rescapés. Ces victimes ne peuvent pas être à vie les oubliés de l’histoire.» Début février, l’avocat avait défendu à Nice un autre ancien STO, Erpilio Trovati, 101 ans. Le tribunal administratif avait rejeté sa requête, au motif de la prescription. Le centenaire a fait appel de cette décision.
Ce mardi à Marseille, la rapporteuse publique suit la même ligne. Tout en reconnaissant l’«exil forcé organisé par l’Etat français» pour les STO, elle rappelle que la législation française n’accorde pas le statut de «déporté» aux Français «contraints au travail en pays ennemi». Ces derniers relèvent en effet d’une loi de 1951 leur accordant le statut de «victime civile de guerre ayant droit à pension et avantages sociaux, ainsi qu’une indemnité forfaitaire», souligne-t-elle avant de demander, comme à Nice, le rejet de la requête, toujours pour cause de prescription.
«La déportation, c’est le transfert forcé de population et c’est bien le cas ici, lui renvoie Michel Pautot à la barre. Monsieur Corrieri a été déporté par la volonté du régime de Vichy et réduit en esclavage. Selon toutes les lois et conventions, nationales et internationales, la déportation comme la réduction en esclavage sont des crimes contre l’humanité et sont donc imprescriptibles par nature. Il ne peut pas y avoir d’exception, sinon cela reviendrait à dire qu’il y a plusieurs sortes de crimes contre l’humanité, certains prescrits et d’autres pas. Il ne peut pas y avoir de discrimination.» Aux juges marseillais, désormais, de contredire la jurisprudence niçoise : «Vous avez la possibilité aujourd’hui d’être créateur de droit, de participer à votre façon à l’écriture de cette histoire», leur intime l’avocat. La décision du tribunal a été mise en délibéré au 18 mars.
L’audience n’a pas duré plus d’une heure et Albert Corrieri n’a pas été appelé à témoigner, comme il l’espérait pourtant. C’est dans le hall du tribunal que le vaillant centenaire, casquette vissée sur la tête et tout juste appuyé sur sa canne siège, rembobine son histoire. Le départ précipité en convoi pour une destination inconnue sans même pouvoir dire au revoir aux siens – il était l’aîné de quatre enfants. Les mois de labeur et d’angoisse passés dans le camp à remplir des wagons de charbon. Et surtout, le vrombissement incessant des avions des forces alliés qui pilonnent le camp. «Des bombardements, j’en ai subi plus de cent, je me demande comment je suis encore là pour vous l’expliquer, raconte-t-il. Ça, ça ne passe pas… ça fait quatre-vingt-deux ans que c’est terminé et je les ai toujours en tête. Ça m’a traumatisé. J’ai des copains qui, eux, sont devenus fous.» D’autres, nombreux, ont été fauchés sur place. Lui n’est pas passé loin : une bombe à retardement l’a grièvement blessé au bras.
A son retour après la Libération, il fait valoir ses droits à une pension pour sa blessure, mais tient avant tout à ce qu’on lui paye les heures de travail volées. Sa quête d’un salaire, il l’a entamée dès les années 1960, assure-t-il. «J’ai écrit à des associations, je suis allé au consulat d’Allemagne où on m’a très bien reçu, mais d’où je suis sorti comme je suis rentré…» Albert Corrieri, du genre tenace, n’abandonne pas pour autant. Il y a quelques années, il rencontre l’historien Michel Ficetola, qui l’aide à constituer son dossier. Ce n’est qu’après le rejet de ses demandes de conciliation à l’amiable qu’il se décide à saisir la justice, à qui il ne demande pas de somme au titre du préjudice moral, mais son dû pour le travail fourni. «Je ne l’ai pas volé, je l’ai mérité, insiste-t-il. La France a une dette envers moi, il faut qu’elle répare. J’ai trop souffert pour laisser passer.»
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