Catherine Dulac (Harvard) : "Il y a en réalité peu de différences entre l’isolement et la privation de nourriture"

Catherine Dulac (Harvard) : “Il y a en réalité peu de différences entre l’isolement et la privation de nourriture”

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Rares sont ceux qui maîtrisent les instincts sociaux aussi bien que Catherine Dulac. A 61 ans, cette scientifique franco-américaine, à la tête de son propre laboratoire à Harvard (Etats-Unis) – l’une des meilleures universités au monde – ne cesse de repousser les connaissances sur ces comportements innés. Au point, littéralement, de pouvoir agir sur certaines pulsions, les provoquer, les orienter à sa guise. Un clic, et ses souris, toutes affublées d’un casque connecté à leurs cerveaux, se ruent les unes vers les autres, se reniflent, se frottent, se blottissent poils contre poils. Un autre clic, et l’animalerie s’ignore. A la manière des humains qui rentreraient dans leur chambre, les animaux s’isolent. Ils rechignent à jouer ensemble, comme s’ils avaient passé trop de temps avec leurs congénères. Le tout sur commande.

Ces expériences font l’objet de deux publications récentes dans la prestigieuse revue scientifique Nature. Elles montrent que ces agissements sociaux sont régis de la même manière que les besoins fondamentaux, comme se nourrir ou boire. Une révolution conceptuelle de plus à l’actif de Catherine Dulac. Dans les années 2000, cette chercheuse renversait déjà certaines idées préconçues en montrant que les circuits neuronaux liés à la parentalité étaient identiques chez le mâle et la femelle – les scientifiques pensaient que les “câblages” différaient selon le sexe. De telles avancées bousculent notre vision des comportements sociaux que l’on attribue habituellement soit à l’homme, soit à la femme. En 2021, elles ont valu à la scientifique un Breakthrough prize, la récompense la plus prestigieuse en dehors du prix Nobel. Pourtant, durant notre entretien – le premier qu’elle accorde à la presse française généraliste – nous n’évoquerons rien des affrontements entre féministes et réactionnaires, ni des questions de genre. Il vaut mieux, aux Etats-Unis, ne plus parler de ces sujets, à cause de l’épuration sémantique en cours…

L’Express : Vous nous disiez, lors de notre première prise de contact, qu’on pouvait parler des grands débats d’idées sur le sexe, le genre et les comportements instinctifs. Ce n’est plus le cas. Pourquoi ?

Catherine Dulac : Si j’emploie certains mots, mon laboratoire, le Dulac Lab, risque d’être ciblé par les équipes de Donald Trump. Plusieurs scientifiques de mon entourage ont perdu leur financement ces derniers jours, parce que certains termes désormais interdits figuraient dans leurs écrits. L’administration en vigueur depuis le 20 janvier 2025 fonctionne par mot-clef, sans souci du contenu réel. Ils licencient des chercheurs, coupent des budgets sur la simple base d’une occurrence de mots analysée par l’intelligence artificielle, et non pas sur leurs travaux. Mon propos n’a jamais été politique, mais je ne peux pas me permettre de parler de la science autour de ces thématiques, au risque de subir le même sort.

Dans ce cas, nous parlerons de vos souris, rien que de vos souris. Pourquoi vous être intéressée à la question des réflexes sociaux chez cet animal ?

Notre quête des neurones de l’interaction sociale a commencé voilà une dizaine d’années, en observant le comportement de certains animaux lorsqu’ils étaient malades. C’est à peu près la même chose que chez l’Homme : ils s’arrêtent de bouger, ne vont plus vers les autres. Nous voulions comprendre ce qu’il y avait précisément derrière ces mécanismes. On pourrait y voir le résultat d’un fonctionnement dégradé : les virus et la réaction du système immunitaire fatiguent le corps, ce qui peut empêcher certaines actions. Mais nous voulions tout de même le vérifier.

Ce n’est pas ce qu’il se passe en pratique ?

Si, mais pas seulement. En décortiquant les interactions entre le système immunitaire des souris et leur cerveau – ce que nous avons fait dans une première publication en 2022 dans Nature – nous avons découvert qu’il y avait des échanges moléculaires qui, in fine, conduisent à la modification du comportement. Ce n’est pas seulement que l’animal ne peut pas bouger, c’est aussi qu’il ne le veut pas. Il ressent une sensation déplaisante à l’idée d’aller vers les autres. C’est une sorte de comportement instinctif, qui l’aide à sa survie, en lui évitant de consommer les ressources nécessaires à son rétablissement, mais aussi en réduisant les risques de contagion.

S’agit-il d’une découverte importante ?

Oui, car ces mécanismes laissaient alors penser qu’il y avait quelque chose dans le cerveau qui s’activait, pour dissuader ou, au contraire, encourager le contact avec les autres animaux. Ce fonctionnement ressemble à celui qui nous pousse à manger lorsque notre estomac est vide. Il est aussi semblable à celui qui nous donne envie de boire lorsque notre bouche est pâteuse, ou déclenche un désir de sommeil lorsqu’on a mal dormi. Dans le cerveau, des neurones connectés à notre corps se déclenchent pour nous faire ressentir la faim, la soif ou encore la fatigue, qui nous stimulent pour remédier à ces manques. Nos premières expériences nous ont montré qu’il pouvait y avoir des mécanismes similaires pour les relations sociales. D’ailleurs, lorsque l’on observe suffisamment longtemps les souris, on peut voir des similitudes entre tous ces phénomènes.

Plus les souris sont séparées longtemps, plus elles entreront ensuite en contact avec leur congénères. Un phénomène appelé
Plus les souris sont séparées longtemps, plus elles entreront ensuite en contact avec leur congénères. Un phénomène appelé “effet rebond”, caractéristique des besoins fondamentaux.

C’est-à-dire ?

Quand on saute un repas, on a tendance à manger plus au repas suivant. Quand on passe une nuit blanche, on dort plus longtemps la matinée d’après. On parle d’un effet “rebond” des besoins fondamentaux. Plus la privation est grande, plus l’envie de combler son besoin est importante. Il se passe la même chose avec les relations sociales. Après s’être rétablie, la souris malade va par exemple vouloir rattraper le temps passé à l’écart. On peut d’ailleurs le mesurer très précisément, en isolant volontairement une souris. Plus on la laisse longtemps isolée, plus elle va multiplier les contacts avec ses congénères par la suite. Comme si le cerveau enregistrait le temps passé seul, pour en déduire une réponse adaptée.

C’est le cas ?

Oui, c’est ce que démontre un de nos articles publié dans la revue scientifique Nature. Nous avons découvert le système de neurones qui module, transforme l’activité du cerveau, pour pousser la souris à rejoindre le groupe, ou au contraire, l’en éloigner.

Comment cela fonctionne-t-il ?

Ces neurones sont divisés en deux groupes. Le premier s’active lors de l’isolement et favorise la libération de certains neurotransmetteurs qui vont générer une sensation déplaisante. Cela va aboutir à une quête : l’animal va se mettre en marche et chercher du plaisir, comme s’il avait “faim” de relations, qu’il devait à tout prix être comblé. Les neurones du deuxième groupe vont s’activer au moment où, par hasard, la souris frotte l’un de ses congénères. Ils sont sensibles aux informations transmises par les terminaisons nerveuses sur la peau et produisent l’effet inverse, des neurotransmetteurs synonymes d’apaisement, de bien-être. La souris va alors répéter l’expérience, jusqu’à arriver à “satiété”.

Ces mécanismes sont si puissants qu’il est possible de les contrôler artificiellement, grâce à une technologie appelée “optogénétique”. Les neurones sont modifiés génétiquement pour devenir sensibles à des signaux lumineux. On branche le cerveau des souris à des fibres et lorsque l’on active la lumière, on stimule l’un ou l’autre de ces circuits, jusqu’à tromper totalement la souris. On peut lui faire croire qu’elle est à satiété, alors qu’elle vient de passer des jours à l’isolement. Ou au contraire, qu’elle manque d’interactions sociales alors qu’elle a passé la journée à jouer.

Des impulsions lumineuses empêchent la souris de Catherine Dulac de recourir à ses neurones de socialisation.
Des impulsions lumineuses empêchent la souris de Catherine Dulac de recourir à ses neurones de socialisation.

Comment expliquer que le cerveau ait des mécanismes aussi puissants pour pousser à des actions qui a priori n’ont rien de vitales ?

Nos découvertes poussent justement à repenser cette distinction. Vous avez raison, les stimulus sociaux sont très puissants. Des expériences ont montré que si vous donnez le choix entre obtenir de la cocaïne et rejoindre un congénère à un rat, le rat choisi systématiquement l’interaction. Idem chez les chiens, qui préfèrent courir après les amis que de déguster un alléchant morceau de viande. La présence d’un individu d’une autre espèce entraîne de très grandes réactions, c’est d’ailleurs un aspect fascinant du règne animal.

On le sait moins, mais l’inverse est aussi vrai. Non seulement nous sommes tristes, frustrés par le sentiment de solitude, mais notre corps est aussi affecté, et de manière dramatique, par le fait d’être seul. Le risque d’avoir certaines pathologies, un problème cardiovasculaire, un cancer augmente fortement. La solitude entraîne une grande perte de poids, une grande fatigue, comme si on se dévitalisait, et pas seulement à cause du stress engendré.

C’est un phénomène très répandu dans l’ensemble du règne animal, très documenté depuis une quinzaine d’années. Si d’autres travaux doivent être menés pour en comprendre l’origine, ces particularités apparaissent logiques, d’un point de vue évolutif. Entretenir des contacts est très important pour la survie de l’espèce. Cela permet d’avoir une meilleure résistance au froid, aux prédateurs, de mettre en commun les efforts pour assurer la survie, de susciter les pulsions reproductrices…

Faut-il, selon vous, reconsidérer notre rapport aux interactions sociales en intégrant ces découvertes ?

Mes travaux ne portent que sur la souris, comme je vous l’ai dit. Mais cette question a des implications très concrètes. Prenez l’isolement des prisonniers. Pendant longtemps, en Occident et encore aux Etats-Unis, on a interdit les privations de nourriture, mais autorisé l’isolement, pendant des jours, voire des semaines entières. Nos travaux montrent, du moins chez l’animal, qu’il y a en réalité peu de différences. On s’en doutait : de nombreux détenus ressortent dans un état physique et mental particulièrement dégradé après un long séjour seul.

Ce n’est pas la première fois que vous découvrez la localisation précise dans le cerveau de certains comportements sociaux. Vous aviez auparavant découvert ce qui contrôle, chez la souris du moins, les comportements parentaux. En quoi cette découverte était-elle importante ?

Il s’agissait d’une première ! Personne n’avait jamais identifié précisément des neurones impliqués dans un comportement social. Mais surtout, c’est un changement de paradigme. Pendant très longtemps, on pensait qu’il y avait deux cerveaux chez les mammifères. Le cerveau mâle, et le cerveau femelle. En plus d’avoir des systèmes hormonaux et une apparence différente, les animaux ont parfois des agissements très éloignés, selon leur sexe. Ils peuvent systématiquement repousser les petits, les agresser, ou au contraire les protéger, leur faire leur nid pour qu’ils se reposent. On pensait donc par exemple que leur “câblage” cérébral était sexué.

Cette hypothèse s’est-elle révélée fausse ?

A notre grande surprise, oui. Il n’existe aucune différence structurelle entre les cerveaux masculin et féminin, du moins en ce qui concerne les neurones impliqués dans le comportement parental. Les mâles et les femelles ont les mêmes circuits. Il y en a deux : un qui pousse à éviter les enfants, et l’autre qui aide à s’y intéresser. Ce qui varie, c’est l’activation de ces circuits, en fonction des hormones, ou du contexte.

Est-il possible que l’Homme présente les mêmes configurations que celles que vous avez mises au jour ?

Les neurones que l’on a découverts sont situés dans des zones courantes, présentes chez de nombreuses espèces, y compris les primates dont le cerveau est légèrement différent, avec un cortex préfrontal beaucoup plus développé. Mais comme on ne peut pas faire nos expériences sur des humains, pour des raisons éthiques évidentes, on ne peut pas savoir dans quelle mesure ces observations se confirment sur Homo Sapiens.

Contrairement aux autres animaux, l’Homme semble pouvoir résister à ses instincts. S’agit-il d’une exception ?

Je n’en suis pas sûre. Il y a une espèce d’arrogance humaine selon laquelle nos comportements seraient régis par le cortex préfrontal. Il existe pourtant toute une série d’actions très humaines, comme s’occuper de ses enfants, que les animaux font sans disposer de cette configuration cérébrale. Nos travaux nous amènent à penser qu’il y a une constante interaction entre l’hypothalamus, où se nichent les instincts, et le cortex, qui permet la réflexion, le contrôle. Les psychologues pensent que le cortex a la décision finale, qu’il dicte tout. Nous pensons plutôt que l’impulsion vient de l’hypothalamus, et qu’à certaines occasions, le cortex s’active.

Pensez-y : en réalité, le cerveau fait des tas de choses tout seul. C’est justement grâce à cela que l’on peut réfléchir. Si le cortex était mobilisé pour chaque action, si nous n’avions aucun instinct, nous serions sidérés par la masse d’informations à traiter. L’hypothalamus donne un sens des priorités, en déclenchant des émotions déplaisantes, que l’on choisit plus ou moins d’écouter. On a souvent tendance à penser que les instincts ont quelque chose de primaire, d’archaïque. Pourtant, sans cela, nous serions en réalité beaucoup moins capables. Nous serions figés, sans envie, sans but, totalement hébétés.

En attendant que la science réponde à ces questions, le champ est libre à toutes les interprétations. Vous n’avez pas peur que l’on récupère vos travaux ?

Si, j’en ai très peur. C’est une crainte très sérieuse. L’Histoire nous a déjà montré à quel point les simplifications tirées de travaux scientifiques sont dangereuses. Il faut faire très attention. Je vois par exemple certains internautes affirmer que tel ou tel comportement serait “masculin”, parce que c’est le cas chez une espèce de singe. Souvent, cela s’apparente à du cherry pinking : les gens choisissent un argument, en ignorant le reste, les autres espèces, où ce n’est pas le cas.

On ne connaît que quelques infimes mécanismes du cerveau. Pensez-vous que, de votre vivant, les scientifiques arriveront enfin à lever le voile sur son fonctionnement ?

Ce serait très optimiste. L’intelligence artificielle va pouvoir, à terme, nous fournir des modèles de cerveaux, des versions numérisées, qu’il sera possible de manipuler plus en détail. Mais ces représentations risquent de ne pas totalement suivre le fonctionnement réel de l’organe. Et connaître le cerveau en détail ne fait pas tout. Un des grands enjeux à venir sera de pouvoir saisir ce qui fait la singularité de chaque être humain. Comprendre l’émergence d’une pensée chez un individu, et pas seulement les grands principes généraux. Nous en sommes loin.

L’Express

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