Saisir la substantifique moelle du régime de Vladimir Poutine est également une affaire de littérature. Il ne l’a jamais rencontré, mais Raphaël Glucksmann est l’un des rares responsables politiques français à connaître réellement Vladislav Sourkov. Depuis près d’une décennie, il lit systématiquement les écrits du “mage du Kremlin”, publiés en son nom ou sous alias, comme ceux d’Alexandre Douguine, l’autre théoricien du “poutinisme”. Si les dirigeants européens avaient fait de même, “ils n’auraient pas mené de politique d’apaisement vis-à-vis de Poutine”, assure-t-il. Pour L’Express, l’eurodéputé Place publique a accepté de commenter l’entretien que l’ancien vice-président du gouvernement russe nous a accordé. Il en tire une conclusion sur la pensée du sulfureux conseiller : “La dynamique intérieure du poutinisme, ça a toujours été la confrontation avec l’Occident”.
L’Express : Quand avez-vous découvert Sourkov et pris connaissance de son importance ?
Raphaël Glucksmann : J’en entends parler dès le début de la seconde guerre de Tchétchénie, en 1999-2000, qui cause 100 000 morts et constitue le moment fondateur du régime poutinien. Sourkov est au cœur de cette émergence sanglante et il attire le regard car il ne ressemble pas aux autres proches de Poutine. Ce n’est pas un ancien du KGB. C’est un érudit, qui se flatte d’avoir lu des philosophes français comme Derrida ou Deleuze ou d’aimer le rappeur américain Tupac. Il a été garde du corps puis responsable de la communication de l’oligarque Khodorkovski, avant de mener la chasse aux oligarques… dont Khodorkovski lui-même. Et il laisse flotter des rumeurs sur lui, à dessein. On prétend alors qu’il est tchétchène et, en pleine destruction de la Tchétchénie, il alimente la rumeur pour épaissir le mystère qui l’entoure. Il publie de nombreux écrits sous pseudonyme, brouille les pistes, sème le désordre dans les esprits.
Est-il vraiment le théoricien du poutinisme ou est-ce là une exagération qu’il colporte pour entretenir sa propre légende ?
Chaque faiblesse des Européens et des Occidentaux depuis vingt ans est une invitation à l’agression. La Russie avancera tant qu’on ne l’arrêtera pas
Il n’y a pas un théoricien unique du poutinisme. Et Poutine n’est la marionnette de personne. L’ultranationaliste Alexandre Douguine a nourri son régime avec son fanatisme eurasien. Les anciens du KGB structurent l’appareil répressif. Mais sur la technologie politique comme on disait alors à Moscou, l’apport de Sourkov est essentiel. C’est lui qui orchestre la propagande du régime, lui donne une doctrine et pense les premières campagnes de désinformation. Il comprend vite que l’espace numérique va permettre de mener des opérations de déstabilisation au cœur même de l’Occident. En 2021, il publie un article sous son nom, chose assez rare, dans lequel il écrit que “la projection du chaos à l’extérieur est la seule manière pour la Russie de mettre fin au désordre interne”. C’est cette stratégie du chaos qui va présider à toutes les ingérences du régime russe dans nos pays. Si on veut comprendre le poutinisme, il faut donc – notamment – lire les textes de Sourkov. Et si les dirigeants européens les avaient lus, ils n’auraient pas mené de politique d’apaisement vis-à-vis de Poutine pendant toutes ces années. L’idée selon laquelle on peut acheter la paix en lui cédant des territoires est fondée sur une ignorance crasse de la nature d’un régime qui a besoin du conflit avec nous pour exister.
L’idée développée par Sourkov selon laquelle la Russe n’a “pas de frontières”, mais un projet impérialiste assumé, est-elle advenue au fil du temps ? Faisait-elle partie du projet de Poutine dès le début ?
Elle est consubstantielle à l’impérialisme poutinien. Cette phrase, je l’ai entendue en août 2008 dans la bouche du général Borissov, chef des troupes russes qui envahissaient la Géorgie. J’étais à un barrage de l’armée russe au sud de Gori, au cœur de la Géorgie, avec deux autres journalistes français. Des miliciens pillaient les villages alentour et le général Borissov est venu vers nous. Il nous a dit littéralement ceci : “Rentrez chez vous, bande de pédés (sic). Parce qu’ici, c’est pas l’Europe, c’est la Russie.” Lorsqu’on lui a fait remarquer que techniquement, ce n’était pas du tout la Russie, il a sorti spontanément cette théorie sur l’absence de frontières puis a conclu : “Nous, les Russes, nous irons partout où nous avons été.” Aux yeux des hommes du régime, l’Empire russe est doté de marges qui bougent selon les rapports de forces et les guerres, pas de frontières.
En 2016, Poutine l’a clairement dit à la télé russe, dans une émission mémorable. Il demande à un enfant de 9 ans s’il sait où commence et s’arrête la Russie. L’enfant répond du détroit de Béring aux frontières de l’ouest. “C’est très bien, lui rétorque Poutine, mais malheureusement, il y a une chose que tu as oubliée : la Russie n’a pas de frontières.” C’est pour ça que chaque faiblesse des Européens et des Occidentaux depuis vingt ans est une invitation à l’agression. Cet adversaire avancera tant qu’on ne l’arrêtera pas.
Pourquoi cet attrait chez Sourkov pour l’ombre, la dissimulation et les alias ?
Il y a un moment intéressant qui résume bien le personnage. On est une dizaine d’années après la prise du pouvoir, le régime est bien en place et Sourkov fait jouer à Moscou une pièce de théâtre qu’il a publiée sous pseudo. Il choisit comme metteur en scène Kirill Serebrennikov, un réalisateur à la réputation d’opposant. Lors de la première, tout le système poutinien est là car on sait qui est l’auteur. Sourkov fait alors rajouter des tirades sur le népotisme, la corruption, l’argent sale, visant directement les gens présents dans la salle. Les spectateurs ne savent pas si c’est le metteur en scène qui a pris des libertés choquantes ou si c’est Sourkov lui-même qui est l’auteur de ces diatribes. Ils sont perdus et dans le doute, ils applaudissent.
Son but, c’est de désorienter, de semer le désordre dans les têtes pour permettre au pouvoir de s’affirmer de manière totale. Son jeu sur les pseudos est certes un artifice narcissique pour nourrir sa légende, mais aussi une façon d’introduire ce doute absolu dans la société, de rompre tout lien avec la vérité. Une tyrannie puissante ne se contente pas de mentir à son peuple, elle veut tuer en lui toute quête de vérité. Le poutinisme de Sourkov n’est pas ultraconservateur, il est nihiliste. Il s’agit de casser les structures mentales et sociales pour rendre les esprits totalement malléables. Les Russes peuvent soutenir à la fois des décoloniaux antifrançais comme Nathalie Yamb ou Kemi Seba et l’extrême droite française la plus chauvine. Ce qui compte n’est pas l’idéologie de celui qu’ils soutiennent, mais le chaos qui peut résulter d’un tel soutien. Dans les Démons de Dostoïevski, Stavroguine, qui dirige un groupe nihiliste, proclame : “Nous allumerons des incendies, nous répandrons des légendes”. Voilà ce que font Poutine et Sourkov depuis vingt-cinq ans.
Sourkov prétend avoir prévu ce qui est advenu en Russie à “99,9 %”. A quel point exagère-t-il ? N’y a-t-il pas eu un moment, durant le premier mandat de Vladimir Poutine, pendant lequel la Russie a recherché un rapprochement avec l’Occident, comme l’a affirmé par exemple Hubert Védrine ?
Non. Ce qui compte pour comprendre un régime politique, c’est d’analyser ce qui forme sa dynamique interne bien plus que d’écouter ses diplomates. La dynamique intérieure du poutinisme, ça a toujours été la confrontation avec l’Occident. Quand le régime naissant mène la chasse aux oligarques, il les accuse d’avoir trahi la Russie au profit de l’Occident. Quand il envahit la Géorgie en 2008, les médias officiels parlent de guerre contre les Etats-Unis et l’Europe. Bien sûr, il y a pu y avoir des sommets Union européenne-Russie, où Poutine disait : “Je veux avoir des bonnes relations avec vous”. Il a longtemps mis les formes car il n’avait pas assis son pouvoir en Russie d’abord, puis car le pays n’était pas prêt à la grande confrontation. Il fallait procéder par étapes. Sourkov le dit assez clairement, d’ailleurs : “L’important est de ne pas s’emballer et de ne pas s’attaquer à un trop gros morceau”. Ils s’adaptent, mais leur but ne change pas. Pour justifier vingt-cinq ans d’oppression et de suppression des libertés et de d’enrôlement, d’embrigadement de la société, il fallait un ennemi infiniment plus puissant que les Tchétchènes ou les Géorgiens : l’Occident.
Pour vous en convaincre, lisez Sans ciel, une nouvelle que Sourkov a publié sous pseudo dans une revue confidentielle. C’est l’histoire d’un peuple de paysans dont le ciel est littéralement tombé sur la tête. Et le seul but de ce peuple, c’est de mettre à sac la ville d’à côté. La métaphore est limpide : la ville, c’est l’Europe et ce peuple, ce sont les Russes d’après la chute de l’URSS. La nouvelle se termine au moment de l’assaut et les derniers mots sont glaçants : “Nous allons conquérir ou périr. Il n’y a pas de troisième voie”. Dites-vous bien que ce texte lunaire paraît en 2014, quelques jours seulement avant l’annexion de la Crimée, alors que Sourkov est chargé de la stratégie ukrainienne de Poutine…
Pourquoi a-t-on cru jusqu’au dernier moment, nous Occidentaux, que Poutine n’oserait pas se confronter à nous ?
Il y a une chose que nous, Européens, avons du mal à comprendre, c’est que tout le monde ne nous ressemble pas. Les dirigeants occidentaux se sont dit : la confrontation avec nous n’est pas dans l’intérêt de Poutine. Ils projetaient sur lui leur mode de pensée. Mais les dirigeants russes ne sont pas des boutiquiers ou des bourgeois. Et puis, il y a aussi le déni, le refus de voir, le rejet de tout ce qui peut ébranler notre confort. Romain Gary a écrit que si les élites françaises n’ont pas suivi le général de Gaulle à Londres, ce n’était pas par antisémitisme virulent, par admiration pour le nazisme ou l’Allemagne, mais par amour de leurs meubles. C’est cet amour de leurs meubles qui a conduit les dirigeants européens des années 2000 et 2010 à une telle faillite stratégique. L’homme qui aime trop son confort ne tient pas à voir ce qui vient le perturber. Se dire que la deuxième puissance nucléaire du monde veut à tout prix en découdre avec vous, c’est quand même dérangeant. Donc on a tout fait pour relativiser la menace poutinienne. Jusqu’à maintenant.

Sourkov prétend que les démocraties libérales, trop faibles, sans pouvoir fort, finiront par s’autodétruire. Qu’en pensez-vous ?
Douguine a écrit à la chute de l’URSS un texte qui semblait fou et s’est avéré prémonitoire. Alors que tout le monde célébrait le triomphe des démocraties occidentales, il annonça le début de leur déclin. Selon lui, les démocraties libérales, se pensant aussi naturelles que l’air qu’on respire, allaient cesser de se vivre comme un projet politique, idéologique et historique. Et elles allaient donc se vider de leur sève, devenir aussi friables que du bois mort. C’est ce qui s’est passé et se matérialise aujourd’hui sous nos yeux éberlués. Tout l’enjeu, pour nous, c’est de savoir si nous pouvons remettre de la sève dans l’arbre et donner tort à Sourkov et Douguine. Là où je pense que les Russes se trompent, c’est que nos démocraties sont plus fortes qu’elles ne semblent l’être. Toutes les enquêtes à notre disposition montrent que les populations européennes soutiennent massivement l’Ukraine et qu’elles aspirent à un sursaut radical.
Pas aux Etats-Unis…
Après l’échec de son Blitzkrieg sur Kiev en février 2022, le régime russe a lancé une guerre d’attrition et fait le pari que les cités occidentales étaient incapables d’un effort soutenu à moyen ou long terme. Et force est de constater qu’il a eu raison : les Américains ont montré que le point faible, c’était Washington et pas le front ukrainien. Pour Poutine, Sourkov et les autres, nos sociétés sont devenues des sociétés de poissons rouges, de zappeurs incapables de se focaliser plus de trois semaines sur le même sujet. Avons-nous encore la capacité d’attention suffisante pour tenir tête au-delà de l’indignation du moment ? Nous verrons. L’Europe a les moyens de résister, à condition qu’on soit capable de hiérarchiser à nouveau les priorités et d’accepter le rapport de forces. C’est en projetant enfin de la force qu’on aura la paix.
N’est-on pas, dans certains cas, allé trop loin en Europe dans la protection des droits individuels face aux intérêts de la société dans son ensemble, au point de rendre audibles des discours autoritaires comme celui de Sourkov ?
Ce n’est pas le problème dans nos relations avec ce régime. Ce n’est pas l’Etat de droit qui a contraint nos dirigeants à courtiser Vladimir Poutine pendant des décennies. Nos rapports de force diplomatiques ne sont pas dictés par notre niveau d’Etat de droit, mais par le niveau de courage politique de nos dirigeants. Qu’il faille restaurer l’autorité du politique est une évidence, sortir de l’impuissance et de l’apathie. Mais ce n’est pas le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme qui nous rendent faibles ou indécis. Ce discours est à la fois dangereux pour la démocratie et bien trop conciliant à l’égard de ceux qui ont gouverné nos pays et les ont menés dans la situation que nous connaissons aujourd’hui.

Le renforcement de nos moyens de défense doit-il susciter un bouleversement de notre modèle social ?
Pas nécessairement dans le sens qu’indique le Medef ! A chaque fois que les démocraties occidentales se sont retrouvées en état de guerre, elles ont développé de puissants mécanismes de solidarité et de redistribution, aux Etats-Unis sous Roosevelt comme en Grande-Bretagne sous Churchill. La contribution des plus fortunés à l’effort commun devient soudain une évidence lorsque la patrie est menacée. C’est surtout à l’échelle européenne que des sauts de géant peuvent avoir lieu. A commencer par le grand emprunt de 500 milliards d’euros que nous demandons pour la défense européenne. Des changements profonds sont possibles. Il faut saisir l’ampleur de la révolution mentale des conservateurs allemands par exemple : Friedrich Merz appelle à appliquer le “quoi qu’il en coûte” ! L’effet européen permettra à l’UE de planifier ses investissements futurs. Car si nous poussons chaque nation à surinvestir dans sa défense de façon séparée et non-coordonnée, ce sera une gabegie financière et une stupidité stratégique.
Quelle serait la doctrine d’activation du parapluie nucléaire français ?
Précisons encore une fois les choses : il ne s’agira en aucun cas d’un partage, mais d’une extension de la dissuasion française au territoire de l’Union européenne. Et les termes exacts ne seront pas exposés clairement dans les médias. Mais ce parapluie français ou franco-britannique sera décisif dans l’édification de la puissance européenne à venir. Et cela représente pour la France l’opportunité historique de redevenir leader en Europe.
Selon vous, quelles doivent être nos lignes rouges dans les négociations sur l’Ukraine ?
Les Etats-Unis ont non seulement lâché Zelensky, mais sont aussi en train de faire écho à la stratégie russe de changement de régime à Kiev. Notre rôle est de remettre l’Ukraine en position de force à la table des négociations, de montrer que l’on est capable de pallier la fin de l’aide américaine. Donc il faut augmenter de manière drastique et immédiate nos livraisons d’armes et nos soutiens financiers à la résistance ukrainienne. Ensuite, nous ne devons rien soutenir que les Ukrainiens n’acceptent pas. Il ne saurait y avoir en Europe une reconnaissance de l’annexion du Donbass et de la Crimée. Enfin, à la suite d’un accord, il faudra offrir à l’Ukraine des garanties de sécurité crédibles et sérieuses, y compris avec l’envoi de troupes de maintien de la paix dans le cadre d’un accord.
Vous préconisez, pour pallier la fin de l’aide militaire américaine, de saisir les avoirs publics russes. Certains, à gauche comme à l’Elysée, disent que cette mesure est contraire au droit international.
C’est simplement faux. Dans le droit international, le crime d’agression légitime des contre-mesures, à condition qu’elles soient proportionnelles et réversibles. Or, selon toutes les estimations, les dommages causés à l’Ukraine sont trois, quatre ou cinq fois supérieurs aux 209 milliards d’avoirs publics russes qu’il y a en Europe. Aussi, il suffirait de déduire ensuite cette somme sur les réparations que la Russie sera amenée à verser à l’Ukraine selon le droit international pour rendre cette saisie proportionnelle et réversible, donc légale.
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