En Inde, dans les cliniques de Bhopal, 40 ans après la catastrophe : «Nous ne voyons aucune fin à ce calvaire»

En Inde, dans les cliniques de Bhopal, 40 ans après la catastrophe : «Nous ne voyons aucune fin à ce calvaire»

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Dans les rues poussiéreuses de Bhopal, capitale du Madhya Pradesh en Inde, l’ombre de la catastrophe du 3 décembre 1984 plane encore, aussi lourdement qu’il y a 40 ans. A la clinique Chingari Trust, les néons grésillent et le crépi s’effrite, mais les patients continuent d’affluer. Depuis 2006, des enfants âgés de 0 à 13 ans avec des pathologies toujours plus sévères y sont soignés. «Nous n’avons jamais eu autant de jeunes que maintenant», déplore Rashida Bee, les yeux rivés sur le sol. Avec Champa Devi Shukla, les deux femmes aux traits marqués ont fondé ce refuge plus de deux décennies après qu’un nuage de gaz toxiques, échappé de l’usine de pesticides Union Carbide, a englouti Bhopal et condamné ses habitants. Cette tragédie, qui a fait plus de 25 000 morts selon les ONG, contre 5 000 d’après le gouvernement indien, voit son bilan s’alourdir de décennie en décennie avec des enfants malformés et des maladies chroniques.

A quelques kilomètres de l’ancienne usine, cette clinique, répartie en deux centres, a accueilli plus de 1 200 enfants malades depuis son ouverture. Malformations congénitales, problèmes mentaux, retards de croissance : tous souffrent des conséquences de l’inhalation par leurs parents de l’isocyanate de méthyle – un gaz toxique s’infiltrant dans les poumons – le soir du drame. Par ailleurs, la contamination de l’eau et des sols continue d’affecter les habitants. Une étude publiée en 2014 par l’Institut national de recherche et de sécurité français, réalisée sur 638 femmes enceintes au moment de l’accident industriel de Bhopal et exposées au gaz toxique, a mis en évidence des taux de fausses couches et de mortalité néonatale élevés, respectivement de 49,4 % et 12,1 %. «A présent, les effets se mesurent jusque dans la transformation d’ADN, lâche la seconde directrice de la clinique, la voix éteinte par des décennies de combat. Plus de deux générations ont été touchées, et nous ne voyons aucune fin à ce calvaire.»

«Cette catastrophe fera partie de moi à jamais»

L’établissement financé en partie par Bhopal Medical Appeal (une organisation caritative britannique) et des dons locaux soigne gratuitement ces enfants. Du lundi au vendredi, une équipe de transporteurs en minibus récupère à leur domicile ces corps frêles aux yeux grands ouverts qui attendent leurs soins. En plus de repas et de traitements, pour ceux qui le peuvent, des séances d’orthophonie et des cours de motricité sont dispensés.

A quelques kilomètres de là, au milieu du chaos bruyant de Bhopal, un autre centre, fondé par Satinath Sarangi, qui s’occupe aussi des victimes de la catastrophe, surgit comme une oasis dans cette ville suffocante. Depuis sa création en 1996, 35 000 patients ont été traités dans la clinique Sambhavna au décor paisible de briques rouges et au jardin fleuri. «Sambhavna” veut dire “possibilité” en hindi. Ce terme est notre ligne directrice ici», affirme Aswathi, 35 ans, médecin de la clinique.

Sur l’ordonnance délivrée à sa patiente, elle prescrit «une séance de yoga par semaine». Atteinte de douleurs menstruelles et de périodes d’aménorrhée (absence de menstruations) depuis la catastrophe, la souffrante a choisi cette clinique pour la spécificité de ses traitements. Dans l’établissement, pas de produit chimique, ni de médicaments conventionnels. La clinique fonctionne avec des séances de yoga, du panchakarma (massage de purification et détoxification du corps) et des traitements ayurvédiques (médecine traditionnelle indienne). Et c’est dans son jardin et son laboratoire que l’établissement cultive et conditionne en gélules et tablettes les traitements à base de plantes.

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Assise en tailleur dans les allées de la plantation, Ratna, 55 ans, s’occupe de ramasser les racines destinées à la confection de remèdes. La nuit de la tragédie, elle et son mari ont inhalé du gaz. Lui est mort neuf ans après, d’une maladie respiratoire. Elle s’est remariée depuis, dans le but de fonder une famille «loin de cette horreur que nous avons vécue», dit-elle. Mais son rêve prend fin au bout d’une quatrième fausse couche. «J’ai compris à ce moment-là que cette catastrophe ferait partie de moi à jamais, confie-t-elle, le regard absent. Alors j’ai décidé de m’engager pour les autres victimes.» Cela fait vingt ans que Ratna cultive le jardin médicinal de la clinique.

En plus de leurs maladies incurables, les victimes traînent aussi une lourde colère. Hassena, 55 ans, patiente de la clinique Sambhavna depuis dix ans : «Après la catastrophe, on nous disait de nous laver les yeux à l’eau, que tout passerait. Mais quand on a compris la dangerosité du gaz, rien n’a été fait.» «On avait jamais connu ça, explique Satinath Sarangi, directeur de la clinique. On ne pouvait pas administrer les bons traitements.» Mais le pire, selon l’homme de 70 ans, est qu’une fois «que nous avons découvert l’antidote, les gouvernements américain et indien l’ont gardé secret et ont refusé qu’on le délivre».

Rachna Dhingra, figure du mouvement militant pour les victimes et activiste pour la Campagne internationale pour la justice à Bhopal poursuit : «S’ils avaient reconnu l’efficacité du traitement, les gouvernements auraient alors admis par la même occasion la toxicité du gaz. Donc ils ont continué de nier pour ne pas devoir dédommager davantage les victimes.» En 1989, la multinationale américaine Union Carbide a négocié un règlement à l’amiable avec le gouvernement indien pour ne verser que 14% du montant des indemnités réclamées.

D’après un militant pour la justice des victimes de Bhopal souhaitant garder l’anonymat, ces accords ont été scellés dans l’ombre de puissants intérêts géopolitiques, possibles grâce au «rapprochement entre le Pentagone et la firme américaine». «Pendant la guerre du Vietnam, Dow Chemical [entreprise qui a racheté Union Carbide, ndlr] a notamment collaboré avec les Etats-Unis pour la production du napalm Ces liens entre l’Inde, les Etats-Unis et les multinationales ont permis aux responsables de se défiler. Le PDG de la firme au moment de l’explosion, Warren Anderson, est mort en Floride à 92 ans, en 2014, sans jamais avoir été jugé. Quant à l’entreprise, condamnée en Inde pour homicide volontaire, elle a pu ignorer toutes les décisions de justice prononcées, son siège social étant installé aux Etats-Unis.

«Les habitants continuent de boire et d’utiliser l’eau»

Cette impunité se poursuit avec la complicité tacite du gouvernement indien, qui entrave encore aujourd’hui les actions en faveur de la reconnaissance des victimes. Ces dernières années, l’Inde a adopté des mesures restrictives, la plus notable étant la loi sur les contributions étrangères («Foreign Contribution Regulation Act»), modifiée en 2020. Cette législation limite sévèrement les financements étrangers destinés aux organisations locales de victimes, rendant les actions de la Campagne internationale pour la justice à Bhopal et des cliniques toujours plus difficiles.

Rachna Dhingra a dédié sa vie à ce combat, s’efforçant depuis 2002 de tenir le gouvernement indien et l’entreprise américaine pour responsables de la catastrophe chimique. La coalition de militants qu’elle dirige lutte notamment pour la décontamination et le nettoyage de la zone. Car entre 4 000 et 12 000 tonnes de produits toxiques seraient encore présents dans les sols et les nappes phréatiques. Un rayon de 3 à 5 kilomètres autour de l’usine est encore contaminé. Dans cette zone, «il y a des bidonvilles et les habitants continuent de boire et d’utiliser l’eau», explique Rachna Dhingra. Le gouvernement indien, sous prétexte de la dangerosité des substances chimiques, a refusé de procéder au nettoyage de la zone.

Sans dépollution, le site de l’explosion est toujours toxique. Autour de la structure métallique rouillée de l’usine, recouverte par la végétation, s’étend un terrain vague. Malgré les quelques panneaux et les murs censés en interdire l’accès, plusieurs enfants des bidonvilles environnants y trouvent refuge quotidiennement. Mais pendant que certains font des matchs de football et que d’autres fument des cigarettes loin des regards parentaux, leur présence sur ces terres contaminée interroge sur les leçons amères de ce genre de catastrophe industrielle.

Libération