Un roman récompensé par le prix Goncourt, un récit figurant sur la dernière liste de ce même prix et un auteur réputé digne du Nobel mais qui ne l’a pas obtenu cette année. Dans “L’esprit critique”, nous évoquons aujourd’hui Houris, de Kamel Daoud, publié chez Gallimard, sans nous attarder uniquement sur les polémiques politiques et diplomatiques dans lesquelles le roman est pris. Puis nous parlerons d’Archipels, d’Hélène Gaudy (Éditions de l’Olivier), un récit intime sous forme de géographie paternelle et de collections d’histoires familiales. Et nous entrerons enfin dans la tête du narrateur du dernier livre du romancier hongrois László Krasznahorkai, intitulé Petits Travaux pour un palais et publié par les éditions Cambourakis.
« Houris »
C’est un livre qui arrive chargé : doté du prix Goncourt qui l’a récompensé au début du mois de novembre ; pris dans une polémique accusant son auteur de s’être emparé sans autorisation de la vie et des traumas d’une patiente ; et dénoncé par le régime militaire algérien, qui a interdit son éditeur, Gallimard, de présence au Salon du livre d’Alger et mis en prison un autre auteur du célèbre éditeur, Boualem Sansal.
Houris est le nom du dernier livre de l’écrivain et journaliste Kamel Daoud, qui après avoir obtenu le Goncourt du premier roman en 2014 avec Meursault, contre-enquête, obtient donc le véritable Goncourt pile dix ans plus tard.
Les houris qui donnent son titre au nouvel ouvrage de Kamel Daoud sont à l’origine des personnages célestes présents dans le Coran, qu’une des interprétations les plus fréquentes identifie à des jeunes femmes vierges attendant les bienheureux au paradis pour leur procurer toutes sortes de plaisirs.
Mais dans le roman, Houri est le nom que donne Aube à la fille qu’elle porte dans son ventre. Aube ou Fajr en arabe a été égorgée quand elle était enfant, pendant la décennie noire de la guerre civile algérienne, mais a réchappé de la lame islamiste, même si elle garde la cicatrice de 17 centimètres de long, un large et trompeur « sourire » qui peut évoquer L’Homme qui rit, de Victor Hugo, et dont la mère de la narratrice dit : « On ne peut pas effacer ton histoire, elle est écrite sur toi. »
Habitant Oran avec sa mère, qui ne cesse de lui promettre une opération chirurgicale qui lui redonnerait sa voix, Aube décide de se rendre dans son village natal pour retrouver une histoire et une mémoire que le discours officiel des autorités algériennes et les lois d’amnistie ont fait davantage qu’enfouir, en allant jusqu’à les interdire.
Le livre s’ouvre par la mise en exergue de l’article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale mise en œuvre par le pouvoir algérien en 2006, qui punit d’emprisonnement et d’amende qui « utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale » et impose, de fait, une amnistie/amnésie des crimes commis dans les années 1990.
« Archipels »
Archipels, publié aux Éditions de l’Olivier, se trouvait aussi sur la dernière liste du prix Goncourt, mais Hélène Gaudy ne succédera donc pas à Jean-Baptiste Andréa avec ce récit intime dans lequel la romancière part sur les traces de son père, qui accumule dans son atelier toutes sortes d’objets et de curiosités, comme autant de portes d’entrée sur un passé demeuré souvent silencieux.
« Chez nous, écrit Hélène Gaudy, rien ou presque n’est jamais narré, ou de manière très allusive, comme si nos vies ne comportaient rien de notable, rien qui mérite d’être transmis. Le passé n’est évoqué que par la bande, à travers un geste, une amertume, une façon d’être sur ses gardes. Mais sans récit pour le circonscrire. »
Pour mettre en branle ce récit, l’autrice s’intéresse à « l’accumulation des preuves » en se demandant « quelle théorie, quelle histoire, quel forfait [s]on père documente. Si le rebut, la marge finissent par tracer les contours d’une époque, témoigner de la marche du monde, ou s’ils persistent à lui échapper. Si [s]on père est une sentinelle ou un anarchiste, un archiviste ou un activiste ».
« Petits Travaux pour un palais »
Petits Travaux pour un palais est le titre de l’ouvrage du grand écrivain hongrois László Krasznahorkai, que les éditions Cambourakis ont publié à la rentrée dans une traduction de Joëlle Dufeuilly.
Dans ce texte bref mais intense, herman melvill (sans majuscules et sans « e » à la fin), contrairement à l’écrivain célèbre, bibliothécaire pendant plus de quarante ans à la New York Public Library et souffrant désormais d’un « affaissement de l’arche interne du pied », monologue sur sa volonté de créer un tout autre type de bibliothèque que celle dans laquelle il travaille.
Le narrateur de l’ouvrage serait une sorte d’homme sans qualité qui se décrit lui-même ainsi : « Je suis bel et bien un petit bibliothécaire gris, je sais à quoi je ressemble et comment je m’habille, je ne suis ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre, je m’habille souvent en gris, et dès que possible, je mets mon costume marron, ma couleur préférée, je porte les deux en alternance, le costume gris et le costume marron. » Des tons ternes qui ne l’empêchent pas de s’exprimer avec verve.
Avec :
- Blandine Rinkel, à la fois écrivaine, critique et musicienne ;
- Youness Bousenna, qui chronique notamment l’actualité littéraire pour Télérama ;
- Copélia Mainardi, qui écrit notamment pour Libération.
« L’esprit critique » est un podcast enregistré par les équipes de Gong et réalisé par Karen Beun.
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