Pour les Libanais de Côte-d’Ivoire, l’onde de choc d’une guerre vécue par procuration

Pour les Libanais de Côte-d’Ivoire, l’onde de choc d’une guerre vécue par procuration

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Chaque vendredi soir, les fidèles de la mosquée Al-Mahdi prient pour leurs morts. Ceux décédés en Côte-d’Ivoire, où s’est enracinée la plus importante communauté libanaise d’Afrique. Pendant les deux mois qu’a duré l’offensive israélienne au Liban, on énumérait également les noms de ceux qui étaient morts sous les bombes, à plus de 5 000 kilomètres de ce pays tropical d’Afrique de l’Ouest. «Même ceux qui vivent ici depuis longtemps ont souvent encore de la famille au Liban. Cette guerre, nous l’avons vécue même à distance», expliquait, quelques jours avant l’annonce du cessez-le-feu, une jeune femme venue ce jour-là pleurer une cousine morte à Tyr, au Sud-Liban.

«Le cessez-le-feu du 26 novembre [entre Israël et le Hezbollah], ce fut évidemment un soulagement. Mais combien d’années faudra-t-il pour reconstruire tout ce qui a été détruit soupire Issam Kachakech. Né au Liban, ce quinquagénaire se présente comme «un journaliste arabe», qui se sent «peu concerné par l’actualité ivoirienne». Il suit en revanche les chaînes de télévision du Proche-Orient dont les images défilent en permanence sur l’immense écran plasma de son bureau, une pièce sans fenêtre dans le quartier de Marcory à Abidjan, la capitale économique ivoirienne. Voilà pourtant trente-huit ans qu’il est arrivé en Côte-d’Ivoire.

Comme lui, près de 100 000 Libanais vivent dans ce pays, venus en vagues successives, poussés par la misère ou les guerres. On leur reproche souvent de rester entre eux, le regard encore tourné vers l’Orient. «J’aime le Liban, mais je suis tout aussi fidèle à la Côte-d’Ivoire», se défend Issam, en brandissant son téléphone portable : la sonnerie évoque un hymne patriotique ivoirien qui passait à la télévision du temps de Félix Houphouët-Boigny. Décédé en 1993, le père de l’indépendance avait encouragé l’arrivée des Libanais, les qualifiant même de «61e ethnie» du pays.

Poussée de fièvre virtuelle

Dans le quartier de Marcory, surnommé «le petit Beyrouth» d’Abidjan, leur présence est visible. Entreprises, restaurants, ou supermarchés : on y travaille, mange et consomme libanais. C’est le fief de cette communauté d’entrepreneurs, réticente à s’exprimer sur la politique. Celle du Liban, du Proche-Orient, comme celle de la Côte-d’Ivoire. Mais le retour de la guerre cet automne y avait été vécu dans la douleur. D’autant que 80 % des ressortissants présents dans le pays sont des chiites, originaires du Sud-Liban, cible des bombardements les plus intenses. 10 % d’entre eux seraient originaires de la petite ville de Zrarieh, selon l’hebdomadaire Jeune Afrique. Une avenue d’Abidjan y a été inaugurée en 2016, en présence du maire de Marcory.

Maïla Bdeiri, une jeune femme de 29 ans, dirige une clinique paramédicale à Abidjan, où elle est née. Depuis septembre, elle a remarqué les signes d’une «détresse psychologique profonde» parmi ses collègues et amis. «Des insomnies, des problèmes de concentration, des pertes de poids. Tant de projets contrariés, rejoindre un fiancé, planifier un mariage dans notre pays d’origine…», énumère-t-elle. Avant la chute du régime Assad en Syrie, la trêve au Sud-Liban avait offert un répit salutaire. Permettra-t-elle également de faire taire définitivement les rumeurs qui ont surgi sur les réseaux sociaux africains au moment où la guerre s’intensifiait ?

Début novembre, des internautes avaient ainsi relayé le bruit d’une arrivée massive de Libanais à Abidjan. En réalité, les obtentions de visas sont devenues plus compliquées depuis que l’ambassade de Côte-d’Ivoire a fermé ses portes à Beyrouth, fin septembre. Si les discours les plus virulents semblent désormais s’essouffler, cette petite poussée de fièvre virtuelle a relancé le débat sur l’intégration des Libanais dans la société ivoirienne. Comme sur leur poids dans l’économie locale. La Chambre de commerce et d’industrie libanaise de Côte-d’Ivoire, créée en 2010, pourrait le quantifier. Mais ses représentants n’ont pas souhaité nous rencontrer.

Joseph Kourhy, le président de cette chambre de commerce, estimait il y a déjà dix ans que la communauté tenait 40 % de l’économie du pays. «La réalité est peut-être plus proche de 60 % de l’économie», estime pour sa part un entrepreneur libanais sous couvert d’anonymat. «Mais on évite d’en parler car notre succès génère aussi des frustrations : tu es dans mon pays et tu vis mieux que moi ? Certains Ivoiriens ne l’acceptent pas. Reste qu’aujourd’hui, nos entreprises emploient 300 000 personnes et font donc vivre autant de familles», souligne-t-il. Sa volonté d’anonymat est facile à comprendre : face aux attaques en ligne, la même consigne a été relayée partout, «ne pas réagir, rester discrets».

«La communauté libanaise est loin d’être homogène»

La question est d’autant plus sensible que la Côte-d’Ivoire a connu une guerre civile sanglante entre 2002 et 2011, divisant les Ivoiriens selon leur appartenance politique mais aussi région d’origine. Les étrangers n’étaient en principe pas concernés par ces stigmatisations identitaires. Mais en 2004, une «chasse aux Français» est restée dans toutes les mémoires. Un grand nombre d’entre eux sont partis, revendant souvent leurs commerces ou entreprises aux Libanais. Eux sont restés, mais savent aussi que «les tensions peuvent surgir sans prévenir», reconnaît l’un d’eux, saluant «la discrétion» de la communauté.

Même l’ouverture en septembre à Abidjan d’une antenne de la prestigieuse Université Saint Joseph de Beyrouth s’est faite dans la même «discrétion». L’université s’est installée dans un immeuble moderne du quartier populaire de Treichville. Jeunes filles voilées, garçons à l’allure athlétique : les élèves croisés dans les couloirs ce jour-là sont tous d’origine libanaise. «Les profs viennent de Beyrouth avec un roulement de quinze jours sur place», explique un étudiant. «On s’est battu pour installer cette université, pour que nos enfants puissent étudier ici», reconnaît Hassan Hayek, une figure très populaire à Abidjan.

L’homme est réputé pour son franc-parler. Quand la fièvre anti-libanaise a surgi sur les réseaux sociaux, il a interpellé ses compatriotes, les incitant à dénoncer ceux qui ont de «mauvais comportements». «En réalité, la communauté libanaise est loin d’être homogène. Comme partout, il y a des bons et des mauvais», constate ce quadragénaire aux bras tatoués, né au Liban mais «Ivoirien de cœur». Comme lui, de nombreux Libanais s’investissent dans des actions caritatives, d’autant que les services publics sont souvent défaillants. Hassan sollicite régulièrement les dons «pour payer les frais d’un accouchement, acheter des fauteuils roulants», énumère-t-il.

Issam Kachakech, lui, soutient une association qui aide les enfants atteints de cancer. C’est aussi la démarche du docteur Ali Bdeir qui offre des soins aux plus démunis, dans sa clinique jouxtant la mosquée Al-Mahdi. «Ici nous accueillons tout le monde. Le minimum à payer est de 5 000 FCFA (7 à 8 euros)», explique cet homme affable aux cheveux blancs. Il est aussi le président d’Al-Ghadir, «une association de bienfaisance, créée en 1997», précise-t-il. Chaque année, lors de la fête de l’Achoura, Al-Ghadir organise la plus importante opération de don du sang du pays. 5 000 Libanais de Côte-d’Ivoire y ont participé en juillet.

«Seul le business compte»

Reste qu’Al-Ghadir, comme la mosquée d’Al-Mahdi qui abrite son siège, ont souvent été soupçonnées de financer le Hezbollah au Liban. En 2009, l’imam Abdul Menhem Kobeissi, qui a présidé à la construction de la mosquée Al-Mahdi en 2002, n’avait-il pas été expulsé de Côte-d’Ivoire, accusé par les Etats-Unis de financer le Hezbollah ? «Il a été innocenté et est revenu ici un an plus tard», affirme le docteur Ali Bdeir. «Cette accusation récurrente de soutien au Hezbollah est absurde. Les autorités du pays ne nous laisseraient pas faire si c’était le cas. Nous ne faisons pas de politique», assure-t-il.

Si les représentants des milieux économiques libanais se montrent parfois frileux face aux journalistes, Moustapha Chaalan, l’imam de la mosquée Al-Mahdi, reçoit avec le sourire et n’esquive aucune question. «Nous accuser de soutenir le Hezbollah n’a aucun sens. La politique libanaise n’a pas de place ici, et nous avons d’excellentes relations avec la communauté chrétienne comme la communauté juive. Nous organisons des prières communes», souligne ce chef religieux, qui vient de passer vingt ans d’études théologiques en Iran et au Sud-Liban.

L’imam reconnaît qu’il existe «une certaine sympathie» pour le Hezbollah au sein de la communauté libanaise locale. Au fil des conversations en ville, le Hezbollah est régulièrement désigné comme «un mouvement de résistance» contre Israël, dans un pays «qui n’a plus d’armée». Jamais en public. «Nous sommes dans un pays d’accueil, il ne s’agit pas de gêner les autorités. Et au fond, ici, seul le business compte réellement pour nous», justifie l’un d’eux. Mais le sujet reste sensible. «Ne comptez pas sur moi pour vous parler de qui vous savez», lance un homme d’affaires, avant d’interrompre la conversation. Une allusion à Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, tué fin septembre à Beyrouth par les Israéliens.

Reste que pour les plus jeunes générations, le pays des origines n’est parfois qu’un vague souvenir. «Je n’ai découvert le Liban qu’en 2020, peu après l’explosion du port de Beyrouth», souligne Nader Fakhry, âgé de 34 ans. S’il connaît peu le Liban, ce fils de médecin a également mis du temps avant de découvrir la Côte-d’Ivoire. Une virée à l’intérieur du pays en 2017 l’a laissé émerveillé. Le poussant à créer une société audiovisuelle, spécialisée dans la promotion de son pays natal. Sa famille est arrivée en Côte-d’Ivoire en 1930. Quatre générations plus tard, Nader se revendique «totalement Ivoirien».

Libération

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