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«Il nous faut inventer de nouvelles cités radieuses.» En juin 2023, en déplacement à Marseille, ville de la première célèbre Cité radieuse de Le Corbusier, le président Emmanuel Macron lance ce défi : renouer avec l’ambition architecturale qui a présidé après-guerre à la construction des grands ensembles, souvent signés des plus grands noms de l’époque, en réalisant «dix grands quartiers d’architecture contemporaine 2030». Le chef de l’Etat, qui aime s’afficher dans les quartiers populaires – il s’est déclaré candidat pour la présidentielle de 2017 à Bobigny (Seine-Saint-Denis) et n’a cessé de revenir à Marseille, sa «ville de cœur» –, en est convaincu : «On se sent respecté quand on vit au milieu du beau, parce que la République a considéré qu’on avait droit à ce qu’il y a de plus beau.»
Sur le moment, l’annonce présidentielle est balayée par les émeutes qui éclatent le soir même à Nanterre (Hauts-de-Seine), non loin des fameuses «tours Nuages» construites par Emile Aillaud, après l’homicide du jeune Nahel Merzouk. Mais l’idée fait son chemin. Il y a quelques semaines, Libération révélait la liste des dix sites choisis, tous situés en quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), dans le cadre de la consultation internationale «Quartiers de demain». Ce «laboratoire de prospective et d’expérimentation vise à mobiliser l’excellence architecturale, urbaine et paysagère pour construire le futur des quartiers populaires au XXIe siècle», est-il écrit dans le dossier de présentation de ce programme interministériel, porté par le ministère de la Culture et celui du Logement et de la Rénovation urbaine, et piloté par le groupement d’intérêt public Europe des projets architecturaux et urbains (GIP Epau).
Marseille, Sedan, Lodève, Le Mans…
Marseille (quartier du Petit Séminaire), Sedan (quartier du Lac), Lodève (centre-ville), Le Mans (quartier des Sablons), Colmar (quartier Europe-Schweitzer), Caen (quartier La Grâce-de-Dieu), Manosque (quartier Est), Pessac (quartier de Saige), Corbeil-Essonnes (Les Tarterêts), Coulommiers (Les Templiers) : la liste frappe par la variété des sites retenus, qui vont d’un gros bourg de 7 000 habitants dans l’Hérault (Lodève) aux quartiers Nord de la deuxième ville de France (Marseille), en passant par la grande banlieue parisienne (Corbeil-Essonnes, Coulommiers). «C’est la poursuite d’un mouvement enclenché par la réforme de la géographie prioritaire sous François Hollande. Symboliquement, l’Etat cherche à démontrer que la politique de la ville ne s’adresse plus uniquement aux quartiers de banlieue historiques, mais à l’ensemble du territoire, en accord avec cette nouvelle lecture des fractures territoriales qui établit une concurrence délétère entre métropoles et France périphérique», commente le sociologue Thomas Kirszbaum, chercheur associé au Centre d’études et de recherches administratives politiques et sociales (Ceraps), à Lille.
Variété aussi dans le choix des projets : une coulée verte à Marseille, la restructuration d’un centre commercial au Mans, un aménagement des berges à Lodève, les créations d’un grand parc à Colmar, d’une plaine des sports à Manosque, d’un pôle éducatif regroupant plusieurs écoles à Coulommiers, etc. Dans cet inventaire, les projets de restructuration d’une barre de logement (à Caen) ou de réhabilitation de huit tours et des espaces publics (à Pessac) sont finalement minoritaires.
Si certains ont fait le rapprochement avec «Banlieues 89», la mission confiée par le président de la République d’alors, François Mitterrand, à l’architecte Roland Castro et à l’urbaniste Michel Cantal-Dupart pour améliorer l’urbanisme des grands ensembles, «Quartiers de demain» s’inspire plutôt de l’ «Atelier international du Grand Paris», la consultation d’architectes lancée en 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. «L’idée, aujourd’hui, est de remobiliser les professions de la conception, soit les architectes, les urbanistes et les paysagistes, sur les quartiers qui furent historiquement des lieux d’innovation architecturale, mais de le faire de manière concrète et sans reproduire les mêmes erreurs que dans les années 1970», explique Julien Moulard, en charge du programme au sein du GIP Epau. Et aussi de le faire dans une optique de réplicabilité : «Au plan national, l’ambition n’est évidemment pas de faire dix projets locaux, ce qui serait dérisoire par rapport aux 1 500 QPV nationaux, mais bien d’inventer une nouvelle méthode, un nouvel art de bâtir.»
«Des manières nouvelles d’associer les habitants»
Par rapport aux programmes passés, il y a trois nouveautés, trois exigences clairement spécifiées dans le cahier des charges de la consultation. En premier lieu, l’enjeu est bien sûr d’adapter ces quartiers au changement climatique, auquel ils sont souvent plus vulnérables. A l’heure de la sobriété écologique, les maîtres-mots ne sont plus construire ou démolir, mais réhabiliter, «réparer» l’existant, faire avec le «déjà là». Emmanuel Macron en a bien conscience puisque, dans son discours de Marseille, il s’est directement référé aux pionniers de la réhabilitation que sont les architectes français Michel Lacaton et Martine Vassal. «Quartiers de demain, c’est le contraire du geste démiurgique. Avec la crise écologique, il s’agit de faire une politique d’expérimentation à petite échelle, mais dans une optique de réplicabilité», explique Julien Moulard.
Deuxièmement, les solutions trouvées doivent «être soutenables socialement». En clair, on ne projette pas de grandes tours bling-bling plutôt des interventions modestes sur le cadre bâti, mais de nature à améliorer clairement la qualité de vie des habitants.
Troisièmement, Julien Moulard revendique un changement de méthode : «Nous avons cherché à inventer des manières nouvelles d’associer les habitants» pendant la phase de dialogue compétitif qui aura lieu de février 2025 (avec la sélection des trois équipes amenées à concourir sur chaque site) jusqu’en octobre (quand le lauréat sera désigné). Une manière de répondre aux critiques sur le manque récurrent de participation des habitants, souvent mis devant le fait accompli. «Même si la loi Lamy de 2014 prévoit des formes de coconstruction, on ne les consulte généralement que sur des aspects mineurs des projets, jamais sur les orientations stratégiques les plus lourdes, notamment sur la démolition des logements sociaux et leur reconstruction. Au mieux, ils peuvent donner leur avis sur le tracé d’un cheminement piéton», relève en effet le sociologue Thomas Kirszbaum.
Ainsi, pour chaque site, un jury citoyen composé d’une vingtaine de personnes, tirées au sort ou nommées, va recevoir les candidats et étudier les projets. Et ce jury citoyen aura deux représentants dans la commission de dialogue (composée du préfet, du maire et de ses adjoints concernés, ainsi que de personnalités qualifiées), qui sera chargée d’auditionner les candidats et de désigner l’équipe gagnante.
Une question demeure néanmoins en suspens : quel financement en cette période de disette budgétaire ? «L’Etat prend en charge toutes les phases de la consultation jusqu’à l’esquisse, répond-on au ministère. Puis chaque collectivité se verra attribuer 500 000 euros pour rétribuer les trois équipes en compétition ainsi que l’organisation d’événements.» Ensuite, les projets seront portés par les maîtrises d’ouvrage publiques locales, en coordination et avec le soutien de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) si le site entre dans son périmètre et celui de l’Etat via les préfets s’il y a besoin d’une rallonge. «Mais on a sélectionné les dix sites parce qu’ils étaient matures et avaient déjà un tour de table», est-il précisé, avec des projets allant de 3 à 15 millions d’euros.
Côté partenaires, le Conseil national de l’ordre des architectes est, bien sûr, étroitement associé, ainsi que la Cité de l’architecture et du patrimoine, où plusieurs événements se succéderont en 2025, qui sera une «année forte de réflexion et de prospective sur la transformation des quartiers», selon Julien Moulard : une conférence en mars, un workshop géant en juin, avant une vaste exposition en décembre où seront exposées les maquettes des projets. En parallèle, une grande commande publique – dans la tradition des missions photographiques nationales des années 1980 menées par la Datar (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) – sera lancée par la Bibliothèque nationale de France afin de donner à voir ces dix territoires.
«Faire dans la dentelle»
Reste une dernière inconnue : les agences d’architecture et d’urbanisme répondront-elles présent ? Organisées courant novembre, les visites des sites ont fait le plein, même si cette «consultation ne suscite pas le même enthousiasme que celle du Grand Paris, elle n’a pas la même aura», témoigne une architecte dont l’agence a candidaté sur Marseille. En même temps, elle estime que ce n’est pas forcément une mauvaise chose : «Vu les montants, je ne pense pas que les stars internationales y seront, mais les agences discrètes, qui tournent bien, qui ont l’habitude de faire dans la dentelle, de travailler sur des projets du quotidien, seront, elles, toutes représentées.» Lundi 16 décembre, signe pourtant d’un engouement important pour le programme, 492 candidats avaient postulé.
Autre question : alors que l’Anru se cherche un nouveau souffle, cette approche différente de la rénovation urbaine, qui bannit des démolitions coûteuses à tous points de vue, peut-elle s’imposer ? Pour le sociologue Thomas Kirszbaum, «si cette expérimentation doit rester isolée de ce que fait l’Anru, elle aura raté sa cible. En revanche, si la finalité est de faire la démonstration in vivo qu’on peut faire autrement, alors, pourquoi pas…» Sachant que l’enjeu principal reste de «préserver le logement social» et de continuer à le développer là où la pénurie est la plus forte, comme en Ile-de-France. Le droit au beau, oui, mais le droit au logement d’abord.
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