Corinne Aguzou, «la Révolution par les femmes» sort du placard

Corinne Aguzou, «la Révolution par les femmes» sort du placard

Главная страница » Corinne Aguzou, «la Révolution par les femmes» sort du placard

En avance sur son temps, un livre peut-il être sorti trop tôt ? C’est la question un tantinet philosophique autour de laquelle sont attablés Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, le duo derrière Tristram, dans le bistrot parisien où les deux habitants du Gers ont leurs habitudes. Pour la première, instinctivement, c’est oui, avec la nuance suivante : «Ce n’est pas trop tôt pour produire une expérience sur vingt ans, dans laquelle une époque rejoint une fiction qui avait prévu l’époque.» Pour le second, c’est plutôt non : «On ne publie jamais un texte trop tôt. Il faut faire les choses au moment où c’est possible de les faire. Après, on peut être pensif par rapport à la réception.»

En 2006, lors de sa première parution aux mêmes éditions Tristram, la Révolution par les femmes était peu ou prou passé sous les radars, exception faite de Josyane Savigneau qui, dans une critique du Monde, avait salué «une petite révolution» en soi : «Enfin, se réjouissait la journaliste, une femme écrit avec humour sur les femmes, leurs luttes, leurs échecs, leurs espoirs. Et il ne s’agit pas ici de dérision, mais bien d’un engagement.» Las, pas beaucoup d’autres échos (une notule dans Libération évoquait «entre rire et confusion, un premier roman aux voix semées d’embûches»), ni du côté des lecteurs (le terme «bizarre» revenait souvent) ni du côté des libraires (lesquels ne savaient pas tellement où ranger l’objet). «En ce temps-là, lit-on à présent dans la préface des éditeurs, on avait perdu l’habitude des brûlots féministes et on s’intéressait peu aux primo-romancières (le terme lui-même n’existait pas). Le féminisme avait mauvaise réputation.» En France, il paraissait daté. Ecrire une «fiction féministe» semblait une drôle d’idée.

«Ta ménopause n’est pas une honte»

Tout a changé depuis, sauf le texte, resté tel qu’en lui-même, attendant semble-t-il que l’histoire le rattrape. Etait-ce par visions ou par intuitions, on y trouve, sous une forme chorale (à chaque chapitre ou presque, son personnage et son focus), les enjeux qui ont surgi entretemps dans le débat public : convergence des luttes à un moment où le concept d’«intersectionnalité» n’existait qu’à la marge (s’y croisent des femmes, des minorités sexuelles, des réfugiés…), mise en lumière des violences sexistes et sexuelles («Plus des trois quarts des plaignantes souhaitaient alors rentrer à la maison sans faire d’histoires»), jusqu’à la ménopause déboulonnée («Ta ménopause n’est pas une honte»). «Il n’y avait pas de dehors au livre il y a une vingtaine d’années, image Sylvie Martigny, or aujourd’hui le dehors est tout autour.» Pour cette raison, aux grands maux les grands formats, une simple ressortie en collection souple ne suffisait pas. «Il ne fallait surtout pas le mettre dans un éclairage secondaire. C’est une réapparition.»

Rejoignant ses éditeurs, Corinne Aguzou – deux autres livres chez Tristram derrière elle, Printemps en 2008 et les Rêves de l’histoire en 2011 – apparaît à son tour, cheveux courts et blancs (sur Google, une unique photo la montrait poivre et sel). D’elle, Josyane Savigneau faisait à l’époque un peu mystère en précisant qu’on ne possédait à son sujet «aucun renseignement biographique». Sur place, l’autrice en donne pourtant (retraitée, elle habite «une petite maison» près d’une rivière dans le Lot, a deux enfants, écrit de la poésie et pratique le tai-chi), heureuse de voir sa Révolution par les femmes au seuil de sa deuxième vie, en commençant par un mail reçu à l’été 2024 annonçant que le texte serait de retour au programme début 2025. Puisqu’il la renvoyait à un sentiment d’incompréhension («Que ce livre-là, très habité, ne produise rien, cela a sans doute eu des effets»), elle a attendu d’avoir en mains la nouvelle version pour le relire. D’abord «anxieuse», elle y a trouvé «un roman de combat» dont l’énergie passe par la langue, «instrument» et «arme».

Homme de pouvoir par excellence

Ecrit après les Guérillères de Monique Wittig (1969) et avant l’essor des romans féministes en France et à l’étranger (Wendy Delorme, Naomi Alderman…), la Révolution par les femmes a le sens du slogan. Page 47 : «Le féminisme est un oubli collectif récurrent.» Page 55 : «De nouveaux lendemains féminins poindront plus tôt que prévu.» Ici et là, le lire en connaissant sa trajectoire lui donne une ironie particulière, un supplément d’humour. Voyez l’universitaire Marouchka qui prépare son come-back page 120 : «Depuis une vingtaine d’années on l’avait plus ou moins rangée au placard, au placard à balais, précisait-elle rageusement à des collègues ennuyés de la croiser et contents que ça ne leur soit pas arrivé. Mais elle avait reçu une notification la semaine dernière. Sujet : l’écriture féminine.» S’il fallait noter le sujet, Marouchka mettrait «zéro». «On ne s’intéresse pas à l’écriture sexuée, l’écriture féminine ne nous intéresse pas M. Sirob disait-elle. Ce qui nous intéresse c’est l’écriture féministe M. Sirob, insistait-elle.» Qui est M. Sirob ? L’homme de pouvoir par excellence, directeur d’université, président de conseil, chef de famille ou de ce qu’on voudra, celui qui tient les rênes et redoute de les perdre. «Nous convions M. Sirob à se joindre à notre assemblée.»

Dans le roman, un peu comme sur une scène de théâtre, tout tourne autour d’un ensemble appelé «le Blockhaus» dont les potentialités sont exploitées du sous-sol au plafond. Cet espace «réel», pas vraiment situé, n’en est pas moins un espace mental. Différentes voix, différentes subjectivités le traversent – et c’est bien l’idée d’élan collectif qui monte et s’affirme à la lecture. Parce qu’elle est «agitée intérieurement», Corinne Aguzou a pour sa part besoin de «beaucoup de calme». Cela étant, elle se sent «connectée avec beaucoup de choses». La veille, par exemple, après sa présentation à la Maison de la poésie, une femme arrive et commence à lui parler d’agréable façon. «Elle me raconte qu’elle est elle-même essayiste et qu’elle écrit sur le féminisme.» Par «curiosité», elle lui demande son nom. «Et là, elle dit : Camille Froidevaux-Metterie Corinne Aguzou rit avec la main devant la bouche, comme une enfant, toute étonnée de ce qui lui arrive. Cerise sur le gâteau, avec ces bonnes surprises, «quelque chose a repris». Un nouveau roman, souffle-t-elle, même si ce n’est que le début, a tout l’air d’être en marche.

Corinne Aguzou, La Révolution par les femmes, Tristram, 192 pp., 19 €.

Libération

Post navigation

Leave a Comment

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Who is Syria’s Bashar al-Assad?

Middle East 02:30 To display this content from , you must enable advertisement tracking and audience measurement. Accept Manage my choices Issued on: 09/12/2024 – 11:41Modified: 09/12/2024 – 12:13 President…