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En 2018, en Europe, les cancers gastro-intestinaux représentaient près d’un tiers des décès liés au cancer, soit 600 000 morts sur plus de 1,6 million. Si les cancers digestifs (côlon, foie, pancréas, estomac, œsophage, rectum, anus…) sont très fréquents chez les 50 ans et plus, les professionnels de santé ont observé une augmentation inquiétante des cas chez les adultes plus jeunes, et ce, pour des raisons encore indéterminées. Selon les spécialistes du centre Gustave-Roussy, 11 % des cancers du côlon et 23 % des cancers du rectum surviendront chez des patients de moins de 50 ans d’ici 2030, et les cancers gastro-intestinaux deviendront la deuxième cause de mortalité liée au cancer.
A l’heure actuelle, l’obésité, la sédentarité, l’alimentation ou encore les comportements addictifs sont identifiés comme des facteurs environnementaux dans l’apparition et le développement de ces cancers, mais il existe peu d’études ciblées sur les cancers digestifs des jeunes adultes. De ce constat est né le programme Yoda (Young Onset Digestive Adenocarcinoma) au centre Gustave-Roussy, à Villejuif (Val-de-Marne).
Chronique «Aux petits soins»
Lors de ce programme, qui doit démarrer en 2025, les chercheurs vont comparer les cas de cancers digestifs dans deux tranches d’âges : d’une part, la cohorte Yoda, composée de patients âgés de 20 à 49 ans ; d’autre part, la cohorte Aoda (Adult Onset Digestive Adenocarcinoma) ceux âgés de 65 à 70 ans. L’objectif est d’identifier les facteurs qui pourraient causer ces cancers précoces chez les plus jeunes. Alice Boilève, oncologue médicale à l’Institut Gustave-Roussy et principale investigatrice du programme, fait le point sur ce programme inédit de recherche.
Quels sont les différents types de cancers digestifs et leurs symptômes ?
Il s’agit de tous les cancers du tube digestif, incluant les glandes qui servent à la digestion, comme le foie et le pancréas. Ce sont globalement des maladies assez graves. Le cancer du côlon est le plus fréquent d’entre eux, suivi du pancréas, très agressif aussi. Il y a également le cancer du foie, du rectum, de l’estomac et de l’œsophage. Pour la population jeune, on observe une hausse des cancers du côlon, du pancréas, un petit peu de l’estomac et du petit intestin.
Ces cancers se manifestent par des symptômes très particuliers à ne pas négliger, à commencer par des saignements dans les selles, qu’on appelle les rectorragies, et très souvent attribués à tort aux hémorroïdes. L’anémie est aussi un signe évocateur, tout comme la jaunisse, les selles qui blanchissent, ou encore une coloration brune des urines, qui signifie une compression digestive sur les voies biliaires.
Il y a ensuite des signes plus insidieux, comme les douleurs au ventre. Et là c’est délicat, car on ne peut réaliser des coloscopies à toutes les personnes qui ont des douleurs abdominales occasionnelles. Il faut aussi surveiller une modification du transit avec une alternance de constipation et de diarrhée. Et puis, pour les cancers situés plus haut (estomac et œsophage), ça peut être des vomissements et des difficultés à manger. La perte de poids doit aussi alerter.
Un à un, ces symptômes ne sont pas forcément tous évocateurs d’un cancer. Pour un médecin traitant, c’est difficile de faire la part des choses, donc jusqu’où pousser les explorations ? C’est encore plus complexe pour les populations plus jeunes chez qui le dépistage des cancers digestifs n’est pas systématique, sauf pour les cas très particuliers avec un facteur génétique. Lorsque l’on a entre 30 et 40 ans, on n’attribue pas de prime abord ces symptômes à des cancers digestifs, ce qui contribue probablement au retard de diagnostic.
Pourquoi et comment Yoda a vu le jour ?
Tout est parti de notre pratique au quotidien et du fait qu’en consultation on voyait de plus en plus de jeunes atteints de cancers digestifs. C’est une tendance récente que nous avons observée ces dix dernières années et qui n’est pas banale. C’est même exceptionnel. Les patients, forcément, se demandent : «Pourquoi, moi, à 35 ans j’ai un cancer du pancréas ?» Mais on n’a pas de réponses à leur apporter. Avec ma collègue oncologue Cristina Smolenschi ainsi que le professeur Michel Ducreux, on a eu l’idée de cette étude mais on n’est pas les seuls. C’est vraiment une thématique qui ressort dans les congrès d’oncologie depuis deux ou trois ans environ.
Il y a deux inquiétudes liées à cette augmentation des cas cancers chez les jeunes adultes. D’abord on ne sait pas quand la tendance va s’arrêter et puis dans cette tranche d’âge, le diagnostic est posé trop tard. Cela signifie que ces cancers sont plus souvent métastatiques, une phase avancée de la maladie caractérisée par la migration de cellules cancéreuses dans d’autres zones du corps. Ce sont des formes plus graves, plus difficiles à traiter.
En quoi consiste le programme Yoda ?
Nous allons constituer un groupe de patients, composé de personnes âgées de 20 à 49 ans atteintes de cancers digestifs. Nous allons comparer ce groupe à un autre composé de patients âgés de 65 à 70 ans. D’après nos observations, il n’y a pas une différence fondamentale entre un cancer digestif chez une personne de plus de 50 ans et une personne plus jeune. En revanche, ce que l’on cherche avec Yoda, ce sont les facteurs auxquels les patients qui ont entre 30 et 40 ans aujourd’hui ont été exposés pendant l’enfance, et auxquels les générations d’avant étaient moins ou pas exposées. Il peut s’agir de polluants comme les pesticides, des microplastiques ou encore des additifs très présents dans les aliments ultratransformés, mais pour le moment il ne s’agit que d’hypothèses.
Pour identifier et évaluer les facteurs responsables de l’apparition des cancers chez les jeunes, l’étude se décline en deux parties. La première est scientifique et consiste, entre autres, à analyser le microbiote, donc les bactéries qui sont dans le tube digestif, à effectuer des prises de sang, des prélèvements de tumeurs, de cellules cancéreuses etc. On va également mener des analyses toxicologiques environnementales en prélevant des cheveux ou encore de la graisse viscérale – entourant les organes digestifs – pour analyser la présence de pesticides. Les différentes analyses s’enrichiront les unes les autres.
La seconde partie est clinique, plus centrée sur le malade. On souhaite collecter des données sur les caractéristiques des patients, grâce à des questionnaires de nutrition et sur la qualité de vie, notamment la pratique d’une activité physique. L’étude va aussi se pencher sur les traitements qu’ils suivent et leur impact sur la vie sociale, le travail ou encore sur la fertilité du patient.
Quels sont les étapes et l’objectif à terme ?
On espère pouvoir commencer mi-2025, date à laquelle on va ouvrir le programme et inclure des cas. Nous ferons entrer dans l’étude des patients qui viennent nous voir en consultation, à Gustave-Roussy, mais aussi dans d’autres centres en France pour avoir des résultats d’envergure nationale. Dans un monde idéal, au terme de cette étude, on souhaite pouvoir identifier la population la plus à risque, afin de proposer à ces profils un dépistage personnalisé.
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