Bana Jabri, terre intestine

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On pourrait caricaturer Bana Jabri en première de la classe : c’est une grande chercheuse, reconnue internationalement, qui est désormais directrice du plus important institut de recherche sur la génétique en France, l’Institut Imagine. Elle a 62 ans, impeccable, sans écart. On la rencontre dans un café parisien, en face de l’hôpital Necker, où elle arrive pile à l’heure, parle avec mesure et précision, reste ouvertement positive. Elle se dit ravie de son nouveau poste, qu’elle occupe depuis janvier. On pourrait donc se satisfaire de cette image, les bons élèves ayant rarement une histoire à raconter. Ce n’est franchement pas le cas.

Est-ce un hasard du moment ? On peut noter que la plupart des plus grands lieux de recherche médicale en France sont dirigés par des femmes, comme l’Institut Necker avec Fabiola Terzi, l’Institut Cochin avec Florence Niedergang ou encore l’Institut Pasteur avec la professeure Yasmine Belkaid. «Bana est mon amie, dit cette dernière, «je ne connais pas de chercheuse plus exceptionnelle qu’elle. Son regard sur la science est inspiré.» Entre ces deux femmes, on sent une intimité, une même façon de parler de la science avec une liberté vis-à-vis des pouvoirs. Lorsqu’on insiste, Bana Jabri murmure : «La science, c’est surtout une transmission.» Mais transmettre quoi ?

Bana Jabri est née en Syrie, d’un père syrien et d’une mère arménienne. Sa vie n’a rien eu de tranquille, jalonnée par les chaos de l’histoire. «Mon père venait d’un milieu très privilégié. Ma mère avait, elle, une histoire plus complexe et douloureuse. Mes grands-parents avaient fui le génocide arménien, mon grand-père ayant dû se déguiser en fille puis vivre isolé dans un village. C’était un homme très cultivé. Il a élevé ma mère comme un être libre, la poussant dans ses études, et c’est en Syrie qu’elle a rencontré mon père.» 1963 : c’est le coup d’Etat en Syrie, Bana Jabri a 2 ans. La démocratie à Damas est mise à mal. Peu à peu va s’installer le sinistre pouvoir Baas. Ses parents divorcent. Sa mère s’installe en France, son père en Allemagne. «Mon père avait beaucoup de pouvoir et je suis allée avec lui.»

Quand elle a 12 ans, son père s’installe au Maroc. «Je suis venue en France retrouver ma mère. Elle était infirmière anesthésiste, et ce n’était pas facile pour elle.» Bonne élève, elle aime apprendre. Pourquoi devenir médecin ? «Je l’ai toujours voulu. Je voulais comprendre des maladies complexes et suivre les patients au long cours, et donc avec des responsabilités au long cours.» Elle veut coupler médecine et recherche, jamais l’une sans l’autre. Elle raconte d’ailleurs un moment clé de son parcours, alors qu’elle était jeune interne à l’hôpital Necker. «Je m’occupais d’enfants qui avaient des diarrhées intraitables. On les soignait au hasard avec des immunosuppresseurs. Et on devait les nourrir artificiellement pendant des mois, ce qui n’était pas sans risque. Lors d’un cours sur l’immunité, quelqu’un nous a montré une dégradation de portions d’intestin après l’activation du système immunitaire. Nous avons donc eu l’idée de faire des biopsies chez nos malades pour identifier les enfants ayant une suractivation du système immunitaire et ainsi mieux prescrire les immunosuppresseurs.» Et cela a marché. Une intuition. Un pas, puis un autre.

Bana Jabri se spécialise ainsi dans les maladies de l’intestin, ce drôle de lieu de notre corps que la biologie prend désormais très au sérieux, car s’y jouent une multitude d’interactions. Elle travaille en particulier sur les intolérances au gluten. A 26 ans, la chercheuse a un premier enfant. «On ne m’a pas refusé des postes à cause de cela, mais ce n’était pas simple, j’ai pris vite conscience qu’il fallait faciliter le parcours des femmes qui avaient un enfant, ce qui n’était pas bien compris.» Un deuxième enfant, puis un divorce, et elle se remarie avec un chercheur français, travaillant aussi en immunologie. «Nous avons beaucoup hésité entre la France et les Etats-Unis. En France, pour avoir un poste, il faut que quelqu’un s’en aille. Aux Etats-Unis, un jeune chercheur ne va pas dépendre d’un départ à la retraite, cela dépend de son projet et cela change toute la dynamique.» Le choix est fait. Après quelques allers-retours, le couple s’installe outre-Atlantique en 1998. Bana Jabri y restera jusqu’en 2024, accumulant succès et réussites, devenant directrice de la recherche du centre sur la maladie cœliaque à Chicago. Là encore, rien n’est acquis. Son mari tombe très malade, atteint d’un cancer au cerveau. Dix ans de lutte, jusqu’à sa mort, à l’été 2023. Elle n’en dit pas plus.

Référence en France de la recherche en génétique et fondateur d’Imagine, le professeur Alain Fischer la contacte à ce moment-là : «J’avais été interne chez lui mais je n’avais aucune raison de quitter Chicago.» Elle refuse d’abord de diriger l’institut mais Fischer la recontacte. «Il m’a juste dit “venez passer quelques jours”.» Et cela a marché. «C’est une vraie chance pour nous, car Bana est une personnalité rare, établissant un lien fort entre la recherche fondamentale et la recherche clinique», insiste le professeur Alain Fischer. Et le fait d’être une femme ? Fischer hésite, ce n’est pas trop sa grille de lecture. «Elle a quelque chose de très clair dans un monde très complexe.»

Pour la nouvelle directrice, les priorités sont nettes. «Pour une femme, oui, il y a toujours une charge et une bataille entre le travail et la famille. Je me suis toujours dit que mes enfants étaient la priorité absolue, mais qu’ils ne m’empêcheraient en rien de faire autre chose. Je crois aussi que j’ai bénéficié d’une image forte donnée par mes deux parents.» Ses trois enfants sont «super», sa fille aînée est dans le cinéma, sa deuxième psychologue, et le troisième, 26 ans, fait de l’économie.

La voilà donc à Paris, vivant dans le XVe arrondissement. Elle a gardé sa maison à Chicago. Son regard sur la recherche en France ? «Il y a des talents extraordinaires. Dans la culture française, il y a cette belle projection de vouloir faire quelque chose au-delà de soi-même, au-delà de sa propre réussite. Et nous sommes à un moment magnifique, avec la révolution génétique, avec de vraies découvertes et des questions éthiques essentielles. La place de la génétique n’a jamais été aussi importante.» Mais quid de ces discours anti-science qui fleurissent ? «On a beaucoup de mal à faire passer que la recherche, ce n’est pas tout noir ou tout blanc. En recherche, vous savez, mais vous ne savez pas tout. Cette notion d’évolution de la science est essentielle. C’est pour cela que la liberté d’expression est fondamentale et sa remise en question est le danger le plus grand que nous connaissons.» On a compris pour qui elle ne vote pas. Entre deux rendez-vous, Bana Jabri file voir des expositions, elle a trouvé «magnifique» en particulier celle sur les «Figures du fou» au Louvre.

1961 Naissance à Damas (Syrie).

1973 Arrivée en France.

1998 Chercheuse à Chicago.

2009 Lauréate du prix William K. Warren, Jr. pour l’excellence en recherche sur la maladie cœliaque.

Janvier 2025 Nommée à la tête de l’Institut Imagine à Paris.

Libération

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