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Nous sommes en 1972 et Adrienne Rich (1929-2012) signe Plonger dans l’épave, le poème qui donne son titre à ce recueil paru outre-Atlantique en 1973. On le trouve au milieu du volume, sans doute pas par hasard à l’endroit qu’on imagine le plus profond. Elle y dit «je» et raconte sa descente dans les fonds marins ; pour cela se prépare, s’équipe, «l’armure de caoutchouc noir / les palmes grotesques / le masque sombre et embarrassant». Lectrices, lecteurs, nous descendons à sa suite. Troisième strophe : «Je descends. / Un barreau après l’autre, et encore / l’oxygène me submerge / la lumière bleue / les atomes limpides / de notre air humain». Plus loin, plus bas, «je rampe comme un insecte vers le bas de l’échelle / et il n’y a plus personne / pour me dire / où commence l’océan». Que vient-elle chercher là, dans la mer et au-dedans d’elle-même ? Nous le savons d’entrée, mais elle le répète comme un refrain : «Je suis venue explorer l’épave. / Les mots sont des intentions. / Les mots sont des cartes. / Je suis venue pour voir les dégâts qui ont été faits / et les trésors qui subsistent».
Bleu, vert, noir, Plonger dans l’épave est une immensité. Plus d’une lecture peut en être faite. L’une est personnelle, intime (l’œuvre d’Adrienne Rich l’est pour une large part). Lorsqu’elle écrit ces vers, la poète et théoricienne est entre deux eaux. Elle a une quarantaine d’années et ne regarde pas en arrière. Elle a perdu son mari deux ans avant – elle voulait le quitter, il s’est suicidé – et elle entamera bientôt une relation avec sa psychiatre, Lilly Engler – sa première liaison avec une femme. (Plus tard, en 1975, elle rencontrera l’écrivaine et éditrice jamaïco-américaine Michelle Cliff, laquelle deviendra sa compagne jusqu’à sa propre mort en 2012, mais nous n’y sommes pas encore.) Pour l’heure, c’est le plongeon, la transition, le moment charnière, celui sans doute d’une métamorphose d’ampleur ovidienne. Ainsi l’ultime strophe, l’épave atteinte : «Voici l’endroit. Et me voici, la sirène aux cheveux sombres».
Après avoir accepté trop de choses dans sa première vie d’épouse et de mère (elle eut trois fils et refléta, dans les années 50 et 60, l’idéal de la femme au foyer), Adrienne Rich posa par la suite ses conditions. En 1974, elle reçut, à égalité avec Allen Ginsberg, le National Book Award pour (le recueil) Plonger dans l’épave, mais n’accepta le prix qu’à condition de le partager avec Audre Lorde et Alice Walker, nommées également. Toutes trois savaient qu’il ne s’agissait alors pas seulement de littérature : peu importe la poésie, seule une femme blanche l’emporterait. Rich fut rejointe sur scène par les deux autres et elles partagèrent la distinction «au nom de toutes les femmes». S’ouvrait pour l’autrice une période d’engagement politique qui la conduirait, à la fin des années 70, à un féminisme séparatiste. Avant cela et en attendant, Plonger dans l’épave témoigne d’une fluidité entre le masculin et le féminin, d’un idéal symétrique d’androgynie : «I am she : I am he» («Je suis elle : je suis lui»), lit-on à la fin.
Jusqu’à maintenant, peu de textes d’Adrienne Rich avaient été traduits en France. Le retard se rattrape ces temps-ci avec la publication rapprochée du Rêve d’un langage commun (l’Arche) et du Sens de notre amour pour les femmes (les Prouesses). Pour lire Plonger dans l’épave en français (et en anglais, puisqu’il s’agit d’une édition bilingue), il faut toutefois aller chercher du côté du Québec et des éditions du Noroît (distribuées à la librairie du Québec, à Paris). L’on pourra aussi opter pour l’ebook. Etrangement, le fait que le recueil soit difficilement accessible dans l’Hexagone paraît raconter quelque chose du recueil lui-même. Tous les pirates vont le diront : Il faut suivre les cartes, chercher (et plonger, plonger) pour trouver les trésors.
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