“Avec les Russes, il faut toujours prévoir le pire”, affirme le général finlandais Esa Pulkkinen dont la nationalité vaut à elle seule brevet d’expertise. Comme le raconte Les Guerriers de l’hiver, best-seller d’Olivier Norek (1) que Pulkkinen lit en ce moment, les Finlandais sont en effet les seuls Européens à avoir infligé une cuisante déculottée à l’armée russe. C’était à l’hiver 1940, sous Staline, mais cela leur vaut aujourd’hui encore l’estime éternelle de leur grand voisin qui ne respecte que la force. La fine connaissance de l’ours russe par les Finlandais s’explique tant par l’histoire que par la géographie. Au XIXe siècle, leur pays fut un grand-duché autonome au sein de l’Empire tsariste. Autre singularité : la Finlande est le pays d’Europe qui, après l’Ukraine, possède la plus longue frontière commune avec la Russie : presque 1400 kilomètres. Lorsqu’un Finlandais parle de la patrie de Poutine, il est donc recommandé de tendre l’oreille.
Secrétaire permanent au ministère de la Défense, Esa Pulkkinen occupe aujourd’hui le poste le plus élevé auprès du ministre des armées, dont il est de facto le conseiller privilégié. Ancien général rendu à la vie civile, le haut fonctionnaire a derrière lui une longue carrière sous l’uniforme. En poste en Afrique centrale, au Mali ou en Somalie, il a aussi commandé la fameuse brigade Jaegger, qui opère au nord du cercle arctique dans des températures extrêmes. Pulkkinen a, de plus, été directeur général de l’Etat-major de l’Union européenne de 2016 à 2020. Personnalité hautement respectée, il est l’un des meilleurs connaisseurs de l’armée russe. “La seule certitude, c’est que la Russie est imprévisible”, juge-t-il.
L’Express : Votre réaction aux déclarations fracassantes de Donald Trump et à la façon dont les Etats-Unis abordent désormais la géopolitique ?
Esa Pulkkinen : Tout le monde est sidéré, interloqué, interdit. Moi aussi. Personne ne comprend exactement ce qui se passe, d’autant que les messages émis par les Etats-Unis sont parfois contradictoires. Ayant lu le projet politique rédigé par le think-tank Heritage Foundation avant l’élection de Trump, je m’attendais à un choc. Mais pas à ce point-là. Les positions américaines sont plus radicales, révolutionnaires et disruptives que prévu. Les deux dernières semaines ont ébranlé l’Europe. Notre sécurité, nos démocraties sont déstabilisées par ce qui ressemble – il faut bien le dire – à un nouveau Yalta.
En Finlande, nous avons l’habitude de garder notre sang-froid. Nous pensons donc qu’il est urgent de conserver notre calme et de voir ce qui in fine ressort de ce bazar. En attendant, les Européens doivent se préparer à tous les scénarios. Réjouissons-nous qu’Emmanuel Macron prenne les devants pour essayer de trouver une approche européenne commune. Je ne dis pas ça pour passer la pommade parce que je m’adresse à un média français. Mais il est évident que le manque de leadership en Europe constitue notre principale faiblesse collective. Nous n’avons personne qui incarne et parle au nom de l’Europe. Et il en est ainsi depuis un bon moment déjà. Maintenant, il faut impérativement qu’un des dirigeants d’un des grands pays européens s’impose comme le porte-parole de l’Europe face aux Etats-Unis et à la Russie.

Et vous pensez que le président Macron peut être cette personne ?
C’est celui que nous avons actuellement sous la main. Il n’y a personne d’autre. L’essentiel, je le répète, est de ne pas paniquer. Et de trouver une incarnation européenne. Poutine est un impérialiste qui ne respecte pas les institutions de l’UE et qui entend nous diviser en approchant les pays un par un. Nous devons donc rester plus soudés que jamais.
Vous évoquez la Conférence de Yalta de février 1945 réunissant Roosevelt, Churchill et Staline mais le pacte Ribbentrop Molotov de l’été 1939 [qui prévoyait le dépeçage de la Pologne, des pays baltes et de la Finlande] ne serait-il pas une meilleure analogie ?
En Finlande, depuis la Seconde Guerre mondiale, nous connaissons bien la propension des grandes puissances à vouloir décider du sort des pays plus petits sans les consulter. C’est d’ailleurs ce qui a motivé notre adhésion à l’Otan en avril 2023 [suivie par la Suède onze mois plus tard]. Celle-ci a été déclenchée par l’ultimatum de Poutine fin 2021 exigeant que l’Ukraine mais aussi la Suède et la Finlande ne rejoignent jamais l’Otan. Son intention était de remettre en cause notre indépendance et notre souveraineté. Cette demande inacceptable, quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine, a constitué un choc psychologique, un “game changer” en Finlande. Immédiatement, nos élites politiques se sont mobilisées, avec le soutien du peuple, en faveur de l’adhésion à l’Otan. Pour revenir à votre question : oui, le parallèle le pacte germano-soviétique est correct.
Le conflit russo-ukrainien est dans une impasse
D’après vos informations, quelle est, en Ukraine, la situation militaire sur le terrain ?
Aucun des deux belligérants n’est en mesure de gagner la guerre. Les Russes laissent entendre qu’ils prennent le dessus mais j’en doute. Ils ont mis trois ans à conquérir 100 000 kilomètres carrés, perdus des centaines de milliers de soldats et ils ne progressent pas. D’un autre côté, les Ukrainiens n’ont pas réussi à repousser les Russes. Le conflit est dans une impasse.
On entend beaucoup, ces jours-ci, que les combattants ukrainiens seraient démoralisés. Qu’en pensez-vous ?
Ils sont sous pression, c’est certain. Mais le moral des Russes n’est probablement pas fameux. Il se pourrait même qu’il soit plus atteint que celui des Ukrainiens. Ces derniers mènent une lutte existentielle. Ils se battent pour leur survie tandis que les Russes se battent juste pour conquérir du terrain. Ce n’est pas comparable. Reste que le moral des combattants ainsi que la résilience de la société civile sont deux paramètres déterminants pour l’issue du conflit. Je ne pense pas que les Ukrainiens soient en train de flancher.

Si Trump retire entièrement l’aide américaine, la Russie pourra-t-elle avancer rapidement en Ukraine et gagner la guerre ?
Il est difficile de mesure à quel point Kiev dépend des Etats-Unis car d’une part, l’Ukraine produit ses propres armes, et d’autre part, les stocks d’armes américaines disponibles ne sont de toute façon pas infinis. Comme en Finlande pendant la guerre d’hiver en 1940, la résistance des Ukrainiens a convaincu les Russes qu’ils ont face à eux un adversaire coriace. Et qu’ils ne peuvent pas conquérir l’Ukraine, contrairement à ce qu’ils avaient prévu de faire – rappelons-le – en trois jours. En d’autres termes, les Ukrainiens ont gagné le respect des Russes tout comme la résistance finlandaise pendant la guerre d’Hiver nous confère, aujourd’hui encore, un certain prestige au Moscou. A l’hiver 1940, les pertes du géant soviétique en Finlande ont été cinq fois plus élevées de celle de notre modeste armée.
En quoi le cas de la Finlande peut-il servir de modèle à l’Ukraine ?
Les similarités sont nombreuses. La Finlande a fait partie de la Russie tsariste de 1809 à 1917 et nous partageons, comme l’Ukraine, une longue frontière avec le pays de Poutine. Par notre résistance pendant la guerre d’Hiver – qui est étudiée dans les écoles de guerres du monde entier – nous avons prouvé aux Russes de quel bois nous sommes faits. Ensuite, dans les années 1950 à 1970, nous avons plus ou moins été laissés à notre sort par le monde occidental en vertu du Traité de paix de Paris de 1947 qui nous plaçait (en partie) dans l’orbite russe, avec des accords économiques bilatéraux et une forte pression politique venue de Moscou. Malgré notre politique de neutralité, nous avons quand même conservé notre Défense. Et progressivement, nous avons augmenté nos capacités militaires de manière à signaler à la Russie que le prix à payer pour une nouvelle tentative d’invasion serait élevé.
La pusillanimité de l’Europe a ouvert l’appétit de Poutine
Pendant la guerre froide, nous avons conservé le service militaire et une armée de réservistes. Cela nous permettait de mobiliser 450 000 soldats rapidement. Nous nous sommes graduellement rapprochés de l’Europe de l’Ouest, en commençant par rejoindre les pays du Conseil nordique (Suède, Norvège, Danemark, Islande) dès 1955. A la chute du mur de Berlin, nous nous sommes cette fois rapprochés de l’Union européenne à laquelle nous avons adhéré dès 1995. Tout en restant neutres, nous avons entamé un processus de rapprochement avec l’Otan. Après l’éclatement de l’URSS, nous avons conservé le principe d’une armée de défense territoriale et maintenu le service militaire obligatoire. Cela nous différencie de la Suède qui a démantelé son aviation, sa marine et a transformé son armée en corps expéditionnaire [NDLR : configurée pour les opérations extérieures mais pas pour la défense du pays].
Pour notre part, nous avons continué à nous équiper, y compris en rachetant du matériel de l’armée est-allemande, la Nationale Volksarmee (NVA). Nous avons modernisé notre aviation, notre marine et avons renforcé notre artillerie. En somme, en matière de doctrine militaire, nous avons choisi le conservatisme et la prudence. Si j’en juge par ce qui se passe aujourd’hui, nous avons eu raison. Je souhaite donc que l’Ukraine puisse accomplir le même chemin que nous, mais que son processus d’adhésion à l’Otan soit plus rapide que le nôtre parce que, en fait, il a duré des décennies.
Les Européens ont-ils manqué de “colonne vertébrale” et de lucidité depuis le début de la guerre en Ukraine, voilà trois ans ?
Le sujet n’est pas ce que nous avons fait depuis trois ans. Mais ce que nous n’avons pas fait depuis bientôt vingt ans. Nous aurions dû nous réveiller dès l’invasion de la Géorgie en 2008. Nous aurions dû comprendre que nous avions face à nous un acteur, la Russie, qui avait radicalement changé. A l’annexion de la Crimée en 2012, nous n’avons pas réagi non plus – comme si nous étions anesthésiés. Nous avons laissé un espace libre à Poutine qui s’est engouffré dedans. La raison ? Il a tout simplement constaté que lorsqu’il déclenchait des guerres, les Européens ne réagissaient pas.

Avec l’invasion de 2022 en Ukraine, les choses ont toutefois évolué. Poutine a été confronté à deux surprises. La première a été la capacité de résistance de l’Ukraine. La seconde est que l’Europe a enfin réagi, parlé d’une seule voix et a déclenché des sanctions immédiates. Depuis 2008 et peut-être même avant, nous avons montré notre faiblesse à Poutine. Notre pusillanimité lui a ouvert l’appétit. Voilà pourquoi nous en sommes là où nous sommes.
Poutine a-t-il, selon vous remporté la guerre informationnelle, psychologique et cognitive, notamment grâce au subterfuge de la menace nucléaire ?
En tout cas, il ne l’a pas gagnée en Finlande, ça, je vous le garantis. Nous connaissons trop bien le mode de fonctionnement des dirigeants russes pour nous laisser intimider par leurs menaces nucléaires à répétition. Il est vrai qu’à l’échelle globale, tout particulièrement dans le “Sud global”, plusieurs pays ont affiché leur neutralité à l’égard du conflit russo-ukrainien. Dans bien des cas, ils étaient davantage réceptifs au discours du Kremlin qu’à celui de Zelensky. Les Russes sont assez doués dans la guerre de l’information. Il faut dire qu’ils mettent le paquet en mobilisant toute la machine d’État pour répéter constamment le même message : les Ukrainiens sont des fascistes, ils ont causé la guerre, etc. A force de ressasser ce discours, même le président des Etats-Unis Donald Trump finit par y croire…
Il semble que Vladimir Poutine est en train d’atteindre la plupart de ses objectifs : diviser l’Otan, déconnecter l’Europe des Etats-Unis, restaurer la sphère d’influence soviétique. Votre avis ?
Je me demande souvent quelle est la grande stratégie de Poutine. Que cherche-t-il ? Où veut-il arriver ? Or quand j’y réfléchis, il me semble que l’avenir de la Russie n’est guère brillant. La société russe sera isolée du monde occidental et dépassée sur le plan technologique. Certes, la Russie disposera toujours de son pétrole et son gaz. Mais la dépendance de l’Occident vis-à-vis des énergies fossiles russes diminue et diminuera encore. Il veut restaurer l’empire soviétique ? A mon sens, ce n’est pas possible. Bref, le “guébiste” Poutine est bon tacticien, un habile opportuniste, mais il demeure un piètre stratège. Son pays ne va nulle part. Quant à Donald Trump, je ne vois pas quels sont ses buts et ses objectifs au-delà de la référence à la doctrine du président Monroe en vertu de laquelle il veut asseoir la domination des États-Unis sur les deux Amériques, du Nord et du Sud, depuis le Groenland jusqu’à la Terre de Feu. Franchement, ses déclarations sont fracassantes mais sa pensée me semble confuse. Comme tout le monde, je suis perplexe.
La seule certitude, c’est que la Russie est imprévisible
Concernant Poutine, son objectif est peut-être de faire une pause pour s’attaquer ensuite à l’un des trois pays baltes. Croyez-vous à ce scénario ?
Avant tout chose il veut détruire et soumettre l’Ukraine. Ensuite, qui sait ? La seule certitude, c’est que la Russie est imprévisible. C’est pourquoi, nous, les Finlandais, continuons de “conserver à l’abri nos stocks de poudre à canon, bien au sec”, comme on dit chez nous – c’est-à-dire que nous envisageons toujours le pire venant de la Russie. Voilà pourquoi, il est essentiel que les Européens demeurent unis, parlent d’une seule voix et ainsi se fassent entendre.
A propos d’imprévisibilité, imaginez-vous que Donald Trump décide soudain de retirer toutes les troupes américaines stationnées actuellement en Allemagne (35 000 soldats dans 13 bases), en Italie (13 000 ; 7 bases) et au Royaume-Uni (10 000 ; 2 bases) et ailleurs en Europe ?
Je n’ose pas y penser. Ce serait tout simplement le pire scénario catastrophe…
(1) “Les Guerriers de l’hiver”, par Olivier Norek (Michel Lafon), 448 pages, 21,95 €. Prix Renaudot des lycéens 2024.
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