L’autoentreprenariat pour les personnes en réinsertion : une «gestion de la précarité» plutôt que son éradication

L’autoentreprenariat pour les personnes en réinsertion : une «gestion de la précarité» plutôt que son éradication

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Elle prenait la poussière dans les cartons de l’exécutif depuis 2023. L’évaluation des entreprises d’insertion par le travail indépendant (EITI) n’a été rendue publique qu’en février 2025. A contrecœur ? Le rapport de la prestigieuse Inspection générale des affaires sociales (Igas) dresse un bilan «contrasté» de ce dispositif, concède le ministère du Travail. Même carrément négatif ? «Il prouve que cela fait plus de sept ans que l’Etat finance un dispositif d’insertion qui ne fonctionne pas», tance la sénatrice écologiste de Paris Antoinette Guhl.

Lulu dans ma rue, Germinal, StaffMe, All Inclusive… Les EITI restent encore assez confidentielles, avec environ 2000 personnes accompagnées en 2024. Subventionnées par l’Etat à titre expérimental depuis 2018, il s’agit des dernières-nées de la galaxie des structures d’insertion par l’activité économique (IAE) : ces associations ou entreprises qui prodiguent, durant deux ans au maximum, un suivi social et un accompagnement à la reprise d’emploi. Les EITI ont pour particularité de proposer, non pas un contrat de travail salarié, mais de l’aide pour développer sa propre activité. Dans la quasi-totalité des cas, sous la bannière de la micro entreprise.

Derrière ce sigle se cache donc une foule de petits métiers – livraisons, menus travaux ou bricolage, ménage, aide informatique… – exercés par des personnes dites, dans le jargon administratif, «très éloignées de l’emploi». Autrement dit, des chômeurs de longue ou très longue durée – plus de deux ans –, des bénéficiaires du RSA ou de l’allocation adultes handicapés, et d’autres publics plus divers, qui ont en commun de cumuler les difficultés sur le marché du travail : faible niveau de qualification, parcours de rue…

Selon le rapport de l’Igas, les EITI sont la conséquence logique de l’engouement pour l’autoentreprenariat ces dernières années – deux entreprises créées en 2019 sur trois l’étaient sous la forme de microentreprises. «De plus en plus de personnes aspirent à davantage de liberté et d’autonomie, moins de dépendance hiérarchique, observe Charline Couturier, chargée de développement à la fédération des entreprises d’insertion (FEI). Plutôt que le salariat, qui implique de travailler en groupe, de se voir imposer des horaires, des contraintes… certains publics éligibles à l’IAE préfèrent un cadre moins réglementé.»

Autre intérêt, sur le papier : apporter une «solution» pour les personnes qui ne trouvent pas leur compte avec les dispositifs d’IAE classiques, du fait d’«expériences difficiles dans le salariat» ou du besoin de flexibilité horaire, notamment pour des mères célibataires, indique l’Igas. «Pouvoir rester chez soi pour garder ses enfants, les chercher à la sortie de l’école… Une telle flexibilité existait déjà dans les autres dispositifs. Justifier ainsi un modèle qui précarise est cynique» s’agace Antoinette Guhl, qui a interpellé à plusieurs reprises le gouvernement sur le sujet. Pour l’élue de Paris, ces structures proposent une insertion «ubérisée», «ni pérenne, ni qualitative».

Plus mesurée, l’Igas ne tranche pas encore sur l’avenir réservé aux financements, faute de données suffisantes. Elle souligne néanmoins plusieurs lacunes. L’accompagnement proposé ? «Trop léger», «trop éclaté entre plusieurs personnes» ou «insuffisamment technique». L’offre de formation ? «Quasiment absente» – c’est pourtant l’une des clés pour tenir la promesse de montée en compétences et d’émancipation.

Pour certaines EITI, l’évaluation alerte aussi sur un «risque» : entretenir une «dépendance économique et fonctionnelle» du travailleur à l’entreprise qui le met en relation avec ses clients, penchant dangereusement vers le «salariat déguisé». Soit l’un des reproches récurrents adressés aux grandes plateformes de type Uber ou Deliveroo. «Ces arguments ne valent pas pour toutes les structures, nuance Charline Couturier. Les EITI se présentent sous des formes assez différentes. Ce qui est d’ailleurs normal pour une expérimentation : il faut pouvoir tester plusieurs formules.»

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Autre difficulté mise au jour : les EITI doivent en principe n’accueillir que des personnes qui, déjà immatriculées en tant que microentrepreneurs, ont conscience des lacunes de ce statut et de la difficulté de maintenir un business à flot. Elles sont destinées à aider des entrepreneurs précaires à transformer leur activité en une affaire solvable, qu’ils pourront gérer en toute autonomie par la suite. Or, en pratique, elles attirent souvent aussi des «personnes, en situation sociale précaire, voire très précaire» surtout en quête d’un «revenu complémentaire», remarque l’Igas.

A la date du rapport en 2023, face à ces conclusions incomplètes et mitigées, l’Igas avait préconisé la prolongation des financements : trois ans ajoutés aux cinq prévus initialement, afin de récolter des chiffres plus précis. En 2025, soit presque sept ans après le début de l’expérimentation, le ministère du Travail a enfin imposé un cahier des charges aux EITI, indiquant le niveau d’accompagnement attendu. «Les EITI que nous suivons se démènent chaque jour pour accompagner des gens en difficulté. Ce n’est peut-être pas le modèle parfait. Mais face à tellement de besoins différents, une modalité de plus, c’est toujours ça de pris. Il faut continuer à tester, à essayer», soutient Matthieu Orphelin, délégué général de la FEI.

Malgré cela, plusieurs s’interrogent sur la philosophie même du dispositif. Pour Bernard Balzani, maître de conférences en sociologie à l’université de Lorraine, les EITI n’échappent pas à la logique globale de l’IAE : proposer une «gestion de la précarité», plutôt que son éradication. Au risque de devenir des trappes à pauvreté ? Dans les EITI, les chiffres d’affaires sont bas : pour 2022, 316 à 643 euros par mois en moyenne selon les estimations. Sans compter les charges fixes à débourser, et parfois, selon les EITI, une commission à verser, dont certaines avoisinent les 20 %. Plusieurs travailleurs interrogés par l’Igas déclarent travailler sept jours sur sept, bien loin des promesses de flexibilité. Et l’Igas le souligne elle-même, les protections sociales de ces travailleurs vulnérables – retraite, arrêts maladie… – sont moindres que celles d’un salarié. «La double peine», cingle Antoinette Guhl.

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Les besoins des personnes aux parcours cabossés sont-ils compatibles avec ces conditions de travail ? En tant qu’entrepreneur, on «n’est pas intégré au quotidien dans une équipe, avec des habitudes de travail, du lien social…, avance Antoinette Guhl. Or, c’est un indispensable de la réinsertion.» A la base des EITI, n’y aurait-il pas «davantage d’idéologie que de réalité», comme le suggère Bernard Balzani ? «On a l’idée qu’en mobilisant des petits bouts de ses expériences passées (un peu de bricolage, de plomberie…), une personne en grande difficulté pourrait revenir dans le circuit économique, analyse-t-il. Ce qui revient à affirmer que c’est à l’individu d’entreprendre, de se donner les moyens. Sous-entendu, s’il ne parvient pas à retourner sur le marché du travail, le seul responsable… c’est lui.»

Libération

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