Alizade, rappeuse du Caucase qui bouscule le rap turc

Alizade, rappeuse du Caucase qui bouscule le rap turc

Главная страница » Alizade, rappeuse du Caucase qui bouscule le rap turc

«Je me torche le cul avec de l’argent tellement je suis riche. […] Je fais cuire les hommes dans une casserole. J’ai oublié ma chasteté au quartier. Tu me traites de pute, que t’est-il arrivé ?» Ainsi va le refrain de la rappeuse azerbaïdjanaise Alizade, dans son dernier single Kahpe («pute», en turc), réalisé en collaboration avec le rappeur turc à succès Lvbel C5. Dans le clip, on peut la voir twerker en tenue affriolante. De quoi susciter la controverse et l’ouverture par les autorités turques d’une enquête judiciaire pour «obscénité». Rarement la scène musicale turque n’avait connu une telle incorrection.

A 24 ans, Asya Alizade bouscule les codes du rap en Turquie. Bien qu’originaire de l’exclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, territoire coincé entre la Turquie et l’Arménie, elle s’est installée à Moscou à l’âge de onze ans, et y a étudié dans une école de musique avant de se lancer dans le rap aux côtés de rappeurs russes et géorgiens. Et de se faire connaître en 2019 grâce à un titre produit avec le rappeur moscovite Big Baby Tape.

En août 2021, Alizade, de son nom de scène, signe un contrat avec le label américain The Orchard, une filiale de Sony Music Entertainment. Mais, quelques mois plus tard, la Russie envahit l’Ukraine et, à l’instar d’autres multinationales occidentales, Sony suspend ses opérations russes. Désœuvrée, la rappeuse songe un temps à se réinstaller sur sa terre d’origine, l’Azerbaïdjan. Mais attirée par la scène rap locale, en pleine ébullition depuis quelques années, elle opte pour la Turquie, pays dont elle maîtrise plus ou moins la langue de par ses similitudes avec l’azéri. Alizade élit alors domicile à Istanbul et, épaulée par un producteur de musique kazakh, enregistre une série de titres qu’elle envoie à des agents de rappeurs turcs, dans l’espoir de décrocher une collaboration.

Séduit par son originalité, l’un de ces agents lui propose un morceau avec le rappeur stambouliote très suivi Bege. Il en découlera le single Kalbin bana kaldi («ton cœur est mien», en turc), qui recueille plus de 2 millions d’écoutes sur Spotify en deux semaines et propulse la rappeuse sur le devant de la scène (le tube cumule aujourd’hui plus de 80 millions d’écoutes). Forte de cette nouvelle notoriété, Alizade multiplie les titres en solo, arborant un style cru, sinon grossier.

A la manière des Américaines Cardi B ou Megan Thee Stallion, la rappeuse azerbaïdjanaise revendique une sexualité débridée. Elle leur emprunte leur gouaille, tout en s’appropriant la figure turque de la kezban, notion misogyne qui correspond à une sorte de cagole version anatolienne. Ce faisant, elle s’érige en pionnière dans un milieu quasi exclusivement masculin et sexiste. Aussi Alizade rappe-t-elle dans un turc argotique pétri de fautes de grammaire, à l’amusement de son public. Au-delà de la scène rap, son irrévérence détonne et prend de court une Turquie en proie à l’islamo-nationalisme du Parti justice et développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, tantôt outrée, tantôt charmée par cet ovni musical.

«Alizade est une bouffée d’air frais. Dans les années 1990 et au début des années 2000, des chanteurs pop comme Tarkan en Turquie produisaient des chansons assez explicites sur la romance et le désir, mais les choses ont pris une tournure plus conservatrice depuis lors, explique Kenan Behzat Sharpe, chercheur postdoctoral à l’Université Northwestern, spécialiste de la pop culture turque. Son côté salace et son “broken Turkish”, exagéré de manière comique, ont été la recette de son succès immédiat.»

En l’espace de six mois après sa diffusion, le clip de son morceau Anormal, aux paroles toujours plus trash («Une grosse bite ? C’est mon prince. Salope, ma couleur est le rose») cumule les dix millions de vues sur YouTube. Alizade a désormais une fanbase dévouée, qu’elle appelle affectueusement ses tantuni, en référence à la galette de viande épicée, plat phare de la street food turc. «Elle a beaucoup de fans au sein de la communauté LGBT, qui forme sa fanbase hardcore, pointe le chercheur Kenan Behzat Sharpe. Mais Alizade est également très appréciée par certaines franges conservatrices de la population.»

Seulement, à mesure que sa popularité grandit, Alizade s’est retrouvée dans le collimateur du pouvoir islamo-nationaliste. En mars 2023, elle partageait le clip de ses deux titres combinés Estafurla et Piç böcek sur YouTube (10 millions et demi de vues) et s’attirait une enquête du parquet général d’Istanbul. Accusée d’«encouragement à la consommation de drogue», la rappeuse a été placée en détention avant d’être libérée sous contrôle judiciaire. Contrainte de se rendre quotidiennement au commissariat de police, l’Azerbaïdjanaise a de nouveau été arrêtée pour avoir manqué à cette obligation, avant d’être expulsée de Turquie. Des frasques qui ont consolidé son aura.

Car dans le monde du rap turc, les ennuis avec la justice s’apparentent à un rite de passage, voire une consécration. Alizade a été précédée par le célèbre rappeur Ezhel qui avait, dès 2018, effectué un passage en prison pour le même motif d’«encouragement à la consommation de drogues». Visé par d’autres poursuites judiciaires, il s’est installé à Berlin en 2019, où il vit toujours en exil. Autre ponte du hip-hop turc, Murda avait quant à lui été condamné, pour le même motif, à plus de quatre ans de prison en 2021, avant d’être acquitté.

Interdite de séjour dans le pays où elle est devenue une célébrité, Alizade s’est pour sa part installée à Barcelone, où elle continue de produire pour un public essentiellement turcophone. «Sa popularité est en grande partie liée à son caractère subversif et à la répression qu’elle a subie de la part du gouvernement turc», juge Kenan Behzat Sharpe. Dans une interview accordée au magazine catalan Metal le mois dernier, la rappeuse déclarait, bravache : «Je remercie la Turquie de m’avoir expulsée. Free promo.»

Libération

Post navigation

Leave a Comment

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Dieter Rams, donnez-nous notre objet quotidien

Beaux livres Article réservé aux abonnés Le cahier Livres de Libédossier Le premier catalogue, signé par Klaus Klemp, du designer industriel allemand des marques Braun et Vitsoe montre l’œuvre prolifique…