Sévices à l’établissement catholique Notre-Dame-de-Garaison : «Mon témoignage est politique»

Sévices à l’établissement catholique Notre-Dame-de-Garaison : «Mon témoignage est politique»

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«Vous voilà, cela fait quarante ans que nous avons rendez-vous.» Renaud Serraz, 59 ans, attend sur le quai de la gare Viotte de Besançon (Doubs), en pull marin orange. Sa maison est tout près, avec des volets bleus, en contre-haut de la voie ferrée. Sur le mur du salon, une toile d’une artiste-peintre ariégeoise représente deux enfants géants. L’une a le visage dans la pénombre – visible selon la lumière du moment. A côté, un jeune garçon, blessé à la main. «Je comprends enfin pourquoi cette toile m’attire tant. Depuis une semaine, beaucoup de choses de ma vie prennent sens.»

Il attache une grande importance aux mots et aime les choisir avec délicatesse, au plus juste. Sauf peut-être le mercredi 5 mars, quand il écrit à Libération, une fois les enfants couchés. Un message sorti d’un jet, en larmes et sans relecture, «comme si l’enfant encore en moi hurlait, soulagé d’être enfin entendu.» Son couvercle a valdingué en ouvrant le journal. «Je voulais lire les articles sur la situation en Ukraine. Mais en tournant les pages, j’ai tout de suite reconnu. La grille de Notre-Dame de-Garaison, dans Hautes-Pyrénées. Un Bétharram bis [en référence à l’établissement catholique situé à moins de 100 km, où de nombreux anciens élèves ont vécu de graves violences, ndlr]. Je savais. Mais cette fois, c’est dans la presse, donc tout est vrai. Je n’affabulais pas.» Il se revoit, titubant, sortir son téléphone, comme une urgence vitale. «Maman, achète Libé. Tout ce que je vous ai toujours raconté, tout y est.» Françoise, 87 ans et du punch, le rembarre : «Arrête un peu avec cette histoire. Ne m’en parle plus.»

Dans sa lettre à Libé, c’est peut-être le plus bouleversant : «Ce douloureux silence après les sévices. C’est lui qui a sapé, avec une redoutable efficacité, la confiance que j’avais en moi. Car ce silence n’était pas le fait de nos agresseurs mais de nos proches. De nos parents qui nous envoyaient là-bas. De nos grands-parents qui leur avaient donné cette idée lumineuse pour nous apprendre les bonnes manières et mater en nous l’esprit de rébellion.» Le regard dans le nôtre, il répète : «Quelque chose s’est rompu avec ma famille à ce moment-là.»

Jusqu’à la semaine dernière, Renaud Serraz n’avait qu’un seul souvenir de Garaison, à Monléon-Magnoac, où il a passé deux trimestres en classe de cinquième. Une nuit froide, dans le dortoir. Le surveillant hurle, et oblige les élèves à sortir du lit. Renaud n’a pas fêté ses douze ans. Il se revoit debout, grelottant, à lutter contre la fatigue «sachant que si j’avais le malheur de m’asseoir, ne serait-ce qu’une seconde sur mon lit, je serais châtié». Dans son souvenir, le supplice dure une partie de la nuit, le surveillant attend qu’un enfant se dénonce. Aucun ne bouge. Alors il entreprend de les taper, un par un. Les coups sont si forts que Renaud tombe KO et se réveille plusieurs heures après, en travers du lit, transi de froid. Il puise dans sa mémoire avec une épuisette fine. «L’adulte que je suis aujourd’hui a du mal à croire l’enfant que j’étais. Il faut que je me croie. Une partie de moi est restée coincée là-bas.»

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Se confier aujourd’hui lui est à la fois salutaire et douloureux. Allongé sur sa méridienne, il se redresse comme un ressort. «Non mais je ne suis pas chez le psy. Vous êtes journaliste. Mon témoignage est politique.» Va pour le fauteuil vert pétant. «Surtout pas d’auto-apitoiement et de pathos», répète-t-il, les doigts sur ses tempes. «Ce que je vous livre aujourd’hui n’a de sens que parce que cela fait société.» Ce sentiment qu’il décrit si bien, que d’autres partagent ailleurs en France. «Quand les murs autour de toi s’effondrent et que tu découvres que d’autres ont vécu la même souffrance. Cette communauté silencieuse», constituée d’hommes pour la plupart, peu habitués à se livrer et encore moins comme victimes. «Si notre parole est entendue aujourd’hui, c’est grâce à MeToo et aux femmes qui témoignent.» Deux anciens élèves viennent de déposer plainte pour violences aggravées, agressions sexuelles et viols, et une troisième plainte a été déposée contre l’établissement pour complicité. Renaud, lui, a rejoint la boucle d’échanges WhatsApp du collectif des victimes de Garaison. «Les pas dans le couloir, les hurlements d’enfants venant des sanitaires. Je cherche d’autres élèves pensionnaires en même temps que moi pour confronter mes souvenirs.»

Il parle de ces flashs qui reviennent depuis une semaine le jour puis le soir, dans les moments de détente. Ces images qui déboulent sans sous-titre, sans en comprendre le sens tout de suite. A se dire : «J’exagère, quand même pas.» Cet élève, plus âgé que lui mais pas adulte non plus, qui lui flanque une claque. Puis une deuxième. Une voix d’adulte, à côté : «Ce n’est pas une claque ça.» Qu’en déduire ? Un cours pour apprendre la violence ? On le formule à sa place, lui n’y arrive pas encore. «Vous avez ces images qui surgissent. Comment les lier les unes aux autres ?» L’épisode du calendrier, aussi «peut-être anodin de l’extérieur». Il se revoit, cocher les jours le séparant des vacances, avant qu’un adulte ne lui arrache des mains, et le déchire sans un mot. «L’absence de raison. Ces coups pour rien, cette violence arbitraire.» Pour chercher un sens, il puise dans les ressorts de la fiction et dans les discussions avec sa femme, Elise. La semaine écoulée semble avoir duré trois mois, «quand votre vie entière bascule».

Le «séisme familial» qui pointe ne l’effraie pas. C’est presque l’inverse. La lame, dit-il, ne vient pas de lui, mais de la société, et va enfin percer les ampoules. A son frère aîné qui lui conseille de ne pas trop remuer le passé, il répond : «J’ai surtout l’impression d’être remué par quelque chose.» Lui dit n’avoir jamais rien su, ni aucun souvenir, sinon l’affaire de la portière. En rentrant d’un week-end en famille dans leur maison des Pyrénées, Renaud est à l’arrière, avec ses deux aînés, de 5 ans et 8 ans de plus. La voiture roule vers la grille de Garaison. C’était après l’embranchement sur la départementale des Hautes-Pyrénées. «J’ai ouvert.» Ce geste, qu’il avait plusieurs fois imaginé. «Je n’ai pas sauté. Je voulais mourir mais j’ai eu peur de me faire mal. C’est idiot. Comment ont-ils pu me laisser dans cet enfer ce jour-là ? Comment ?» Cette douleur, dit-il, est pire que les baffes. Pourquoi les grands frères n’ont-ils rien fait pour les en empêcher ? Pourquoi ne pas l’avoir cru quand il parlait ? «Je me revois boucler mes affaires aux vacances de Noël, persuadé que c’était fini.» De cet élève qui ricanait : «Tu te trompes, tes parents n’en ont rien à faire de toi, tu reviendras.» Sa voix est blême, le souvenir est si vif.

Son téléphone s’éclaire. «Ma mère qui appelle, je fais quoi ?» Elle est à Marseille, prêt à embarquer pour une croisière. La cabine est top, le voyage s’annonce sympa. Elle s’empresse :

«Et vous, tout va bien ?

– Dans mes histoires.

– Encore ? Allez, ressaisis-toi. Ce n’est pas bon de ressasser.»

Il lève les yeux, passe le combiné. Françoise, que l’on devine énergique, raconte la réputation de Garaison, qui donnait «un cadre aux enfants». Elle évoque aussi la pression des beaux-parents, lui était colonel et aimait que tout file droit. «Renaud a dû vous dire, on ne l’a pas cru. C’était un enfant qui fabulait parfois, qui exagérait. Alors, quand il a raconté, cela ne nous a pas semblé possible. Parce que c’était impensable. Ces derniers jours, Françoise aussi a cheminé et entamé des virages. Peut-être quand la presse a commencé à parler de Sorèze, un ancien établissement dans le Tarn, au pied de la Montagne noire. «Je peux vous dire que c’était le gratin qui allait à Sorèze. Qui aurait pensé [qu’il puisse y avoir] de telles dérives dans un établissement si réputé ? Alors oui, on a fait une bêtise en l’envoyant à Garaison, mais on l’a retiré au bout de quelques mois.» Renaud est estomaqué. «Maman, c’est la première fois que tu le reconnais.» L’émotion le catapulte dans la cuisine, pour préparer le thé.

La nuit précédente, à la recherche du sommeil, il se demandait qui il serait devenu sans ces six mois à Garaison. Se serait-il ouvert au monde artistique, sans cette rupture avec sa famille ? Depuis deux ans, il a quitté son travail pour s’occuper des enfants, sa dernière expérience dans l’équipe d’encadrement du Centre dramatique national de Besançon a été caillouteuse, mais il a adoré ses années de conseiller artistique à la Scène nationale de Mulhouse, à la découverte de comédiens étrangers. Aujourd’hui, il rêve d’un débat avec un sociologue, un philosophe et le surveillant qui les a tabassés dans le dortoir. Avec «Jo-le-Crabe» aussi, comme était surnommé le directeur qui les pinçait avec violence. «Je voudrais les entendre, engager la discussion.» Questionner aussi la formation des élites du pays. Que Jean Castex, l’ancien Premier ministre, soit passé par Garaison en même temps que lui, l’interroge. Combien de dirigeants ont transité par ces institutions ? Il dit n’avoir aucun sentiment de vengeance, et avoir dompté cette colère qui l’habite depuis quarante ans. «Je ne vise personne, j’incrimine le siècle. Cette incapacité collective à croire l’enfant.»

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