Près d’un mois après le désengagement américain et face à la menace russe, l’Europe, dos au mur, multiplie les initiatives pour tenter de reprendre en main son destin. Un plan de 800 milliards d’euros pour réarmer le continent est sur la table, tandis que l’Allemagne rompt avec sa sacro-sainte rigueur budgétaire pour accroître ses dépenses militaires. En France, Emmanuel Macron souhaite accélérer la production d’armement. “Les 450 millions de citoyens de l’Union européenne ne devraient pas dépendre de 340 millions d’Américains pour se défendre contre 140 millions de Russes, qui n’arrivent pas à vaincre 38 millions d’Ukrainiens”, a déclaré, le 19 mars, le commissaire européen à la Défense, Andrius Kubilius, lors de la présentation du livre blanc pour la préparation de la défense européenne à l’horizon 2030.
L’Europe est-elle en train d’écrire une nouvelle page de son histoire ? Le journaliste chevronné Tony Barber, spécialiste des questions européennes au Financial Times, salue une véritable “prise de conscience” – en attribuant, au passage, quelques bons points à Emmanuel Macron – mais émet plusieurs réserves. À commencer par le récent “tournant” allemand : “cela doit s’accompagner de réformes économiques structurelles réellement sérieuses”. Par ailleurs, au-delà des questions de défense, les problèmes – la dette, la question migratoire, la souveraineté technologique, la montée de l’extrême droite – qui pesaient sur l’Europe il y a à peine un mois, “ne se sont pas évaporés”. Entretien.
L’Express : Vous suivez les affaires européennes depuis près de 30 ans. Après le revirement américain sur l’Ukraine, l’Europe est-elle en train d’écrire une nouvelle page de son histoire ?
Tony Barber : Il est trop tôt pour se prononcer. Cependant il y a quelques signes prometteurs d’un réel désir, de la part de l’Europe, de se tenir véritablement sur ses propres jambes. C’est encourageant. Mais il faut se rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, tout le monde s’inquiétait : “Mon Dieu ! L’extrême droite est forte dans plusieurs pays européens”, et sur le plan économique, nous faisons face à de lourds problèmes budgétaires, en France, en Italie, et ailleurs. Il y a aussi la question migratoire. On s’interroge : où sont les grandes entreprises européennes capables de rivaliser avec les géants technologiques américains ? Et ainsi de suite. Tous ces problèmes ne se sont pas évaporés. C’est pourquoi il faut rester prudent, en particulier sur les questions de la sécurité et de défense.
Le plan d’investissements géant du futur chancelier Friedrich Merz adopté le 18 mars par les députés allemands marque-t-il un réel tournant ?
La ligne adoptée par Friedrich Merz sur le frein de la dette et le financement des efforts de défense me semble aller dans la bonne direction. Mais, si à la fin, cela se résume simplement à un très grand plan de relance budgétaire, ce ne sera pas suffisant à long terme, parce qu’un stimulus budgétaire peut dynamiser l’économie pendant quelques années, mais l’effet risque de s’estomper assez vite. Donc, cela doit s’accompagner de réformes économiques structurelles vraiment sérieuses ainsi que de mesures réellement favorables aux entreprises. Or, pour l’instant, je ne vois pas grand-chose dans ses propositions qui aille dans ce sens. L’autre point, c’est que les différences de vision entre la CDU de Merz et les sociaux-démocrates restent encore assez profondes. Nous n’avons pas encore vu comment ils vont coopérer au sein du gouvernement.
J’ajouterais enfin que certains pays d’Europe centrale et orientale – je pense en particulier à la Pologne – restent sceptiques face à ce changement de doctrine de l’Allemagne. Il y a beaucoup de méfiance, beaucoup d’inquiétude quant au fait que la culture politique, la vision des élites allemandes, du monde des affaires et d’une large partie de la population n’ont, au fond, guère évolué. Les Polonais, pour leur part, continuent de privilégier une relation étroite et fiable avec les États-Unis en matière de sécurité. Ils se trompent peut-être, bien sûr, mais tel est leur choix.
Certains redoutent que le plan visant à réarmer la communauté à hauteur de 800 milliards d’euros ne fasse exploser les déficits des budgets des États de l’UE. Ils mettent en garde contre le risque d’une nouvelle crise de la dette. Qu’en pensez-vous ?
Si ces dépenses de défense entraînaient une augmentation significative de la croissance économique, il n’y aurait pas de problème d’endettement, car la croissance serait suffisante pour couvrir les remboursements. Mais si l’on ne constatait qu’une augmentation modeste de la croissance pendant quelques années, alors oui, cela pourrait poser problème. D’ailleurs, au départ, le gouvernement Meloni a été plutôt prudent concernant ces grands projets d’augmentation des dépenses nationales de défense, parce qu’ils savent que les marchés financiers vont observer la situation et se demander : “Comment vont-ils financer cela ?” Le problème majeur de l’Italie, depuis 25 ou 30 ans, a toujours été l’absence de croissance économique. L’économie n’a cessé de stagner, encore plus depuis le lancement de l’euro. Les marchés le savent, donc ils restent méfiants.
Certains pays plaident pour aller plus loin et suggèrent un grand emprunt commun, comme on l’a vu lors du plan de relance post-Covid…
Je reste prudent quant à l’efficacité d’une telle démarche, et même sur ses chances d’aboutir. La dette accumulée dans le cadre du programme de relance post-Covid est toujours là, et il n’y a toujours pas d’accord clair sur la manière dont elle doit être remboursée. Certes, on a annoncé un échéancier avec un horizon à 2058, mais rien de vraiment précis n’a été décidé. C’est un sujet politiquement très sensible. Dans ces conditions, contracter de nouvelles dettes sans avoir trouvé d’accord sur la manière exacte de rembourser les précédentes, c’est un peu mettre la charrue avant les bœufs…
D’une certaine manière, votre président Emmanuel Macron a été visionnaire
Après avoir relancé le débat sur une dissuasion européenne, le président français Emmanuel Macron espère aussi convaincre les pays de l’Union européenne de privilégier l’achat d’équipements militaires européens plutôt qu’américains. Comment évaluez-vous son leadership sur la scène internationale depuis le changement de position des États-Unis ?
D’une certaine manière, on pourrait dire que votre président a été réhabilité (Rires). Tout ce qu’il défend depuis un certain temps sur la nécessité d’une autonomie stratégique européenne… Eh bien, aujourd’hui, cela donne l’impression qu’il avait vu juste ! Et malgré ses difficultés sur le plan intérieur, il continue de s’exprimer avec autorité sur les questions de politique étrangère, ce qui est positif.
En revanche, je pense que son appel à concentrer les dépenses de défense des pays européens sur les industries du continent pose un problème. Ce n’est pas quelque chose qui peut se faire du jour au lendemain. Aujourd’hui, une large majorité des achats de matériel de défense en Europe sont consacrés à des produits américains (NDLR : environ 64 % des importations d’armes des pays européens membres de l’OTAN proviennent des États-Unis), et dans une moindre mesure à des équipements sud-coréens (6,5 %).
Prenons l’exemple de la Pologne : son armée est équipée quasi exclusivement d’armements américains et sud-coréens. Les responsables polonais eux-mêmes affirment qu’il leur est impossible de changer de fournisseurs du jour au lendemain pour passer à des équipements européens. Ce sont des projets qui s’inscrivent sur le long terme. La Pologne, en particulier, a une position très claire, très affirmée. Et puis, il faut le dire, il n’y a pas encore d’unanimité entre les États membres sur l’ampleur à donner au développement d’une industrie européenne de défense qui deviendrait le principal fournisseur de leurs armées. Donc pour l’instant, et sans doute encore pour quelques années, ce sont les États-Unis qui resteront les principaux fournisseurs. Et étant donné le degré de dangerosité de la période actuelle, on ne peut pas rompre la dépendance vis-à-vis des entreprises américaines…
Après le revirement américain, certaines voix plaident pour un rapprochement entre l’Europe et la Chine…
L’Europe va devoir en effet se poser les bonnes questions sur ses relations avec la Chine. On peut certainement défendre l’idée de maintenir, dans la mesure du possible, une relation constructive avec Pékin, notamment sur des dossiers comme le commerce, la lutte contre le changement climatique ou encore la gouvernance internationale. Mais ce champ de coopération reste limité. Car la priorité, aujourd’hui, c’est la sécurité. Et la principale menace vient de l’Est. De ce point de vue, la position actuelle de la Chine dans le dossier ukrainien est problématique. J’ajoute qu’il serait dangereux d’oublier l’importance de nos liens avec d’autres démocraties dans cette région du globe, comme la Corée du Sud, l’Australie et d’autres partenaires clés. Ces relations deviennent de plus en plus stratégiques, nous devons donc faire preuve de prudence. Un éventuel renforcement de nos liens avec Pékin ne doit pas avoir comme conséquence de les froisser.
De manière plus générale, je reste sceptique quant à l’idée de se rapprocher un peu trop de la Chine. Pékin défend ses propres intérêts stratégiques avec une détermination implacable – ce qui, d’une certaine manière, peut se comprendre. Or, parmi ses priorités actuelles figure le maintien d’une alliance étroite avec la Russie. Je ne vois pas cette dynamique évoluer à court terme.
La proximité entre Donald Trump et Vladimir Poutine est-elle perçue comme une mauvaise nouvelle à Pékin ?
Certains observateurs affirment que Trump pourrait, d’une manière ou d’une autre, fragiliser, voire rompre, le partenariat entre la Russie et la Chine. Mais j’en doute. Honnêtement, avec Trump, c’est souvent le chaos, n’est-ce pas ? Tout cela n’est pas le fruit d’un vaste plan stratégique mais plutôt une approche désordonnée, largement influencée par des intérêts privés, notamment ceux de son entourage.
Lorsque je regarde ce qui se passe dans les pays d’Europe centrale et orientale, il y a aussi des raisons d’espérer
Je pense que le partenariat sino-russe est appelé à durer, tant que cela sert leurs intérêts respectifs. Bien sûr, il existe des tensions sous-jacentes entre Pékin et Moscou. Mais s’il y a bien une chose sur laquelle ils sont pleinement d’accord, c’est la volonté de neutraliser, voire d’affaiblir, les alliances transatlantiques.
A part la Chine, vers qui l’Europe peut-elle se tourner pour renforcer ou développer de nouveaux partenariats ? Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, courtise l’Inde…
Depuis longtemps, les Européens cherchent à entretenir de bons rapports avec l’Inde. Et bien sûr, il faut continuer dans cette voie. Mais soyons lucides : même si l’Inde n’a pas la même approche que la Chine, elle reste très focalisée sur ses propres intérêts nationaux. Elle se considère avant tout comme l’Inde, et non comme partie prenante d’alliances. Cela signifie que la coopération avec New Delhi aura toujours ses limites. Vous mentionnez Ursula von der Leyen, mais j’ai le sentiment que ce sont de plus en plus les dirigeants nationaux qui tiennent les rênes…
C’est-à-dire ?
Quels sont les véritables points forts des institutions européennes, en particulier de la Commission ? Essentiellement la politique commerciale et la régulation économique. Ce sont des domaines importants, mais sur les questions de sécurité et de défense, je reste dubitatif. Je ne crois pas que les grands États membres aient vraiment envie de transférer ces responsabilités aux institutions européennes. Ils préfèrent que ces décisions soient prises par les dirigeants élus au niveau national, que ce soit par les Français, les Allemands, les Polonais, ou même les plus petits pays, plutôt que par Bruxelles. Aujourd’hui, la dynamique se joue davantage entre certains dirigeants, comme Friedrich Merz ou Emmanuel Macron et peut-être un ou deux autres. C’est au passage une bonne chose de voir Keir Starmer s’impliquer dans ces discussions, car sur ce sujet, l’opinion britannique est avec lui.
Est-ce qu’un consensus se dégage parmi les Européens sur les questions de défense ?
Il y a des divergences d’approche et de priorités, mais face à la gravité de la situation en Ukraine et à la menace que représente la Russie, on observe une quasi-unanimité sur l’essentiel. Cela a créé une forme de consensus inédit. Évidemment, il y a des cas particuliers comme Viktor Orban en Hongrie qui fait régulièrement blocage, et dans une certaine mesure, un pays comme l’Espagne, pour qui tout cela semble un peu lointain. Mais dans l’ensemble, il y a une nouvelle prise de conscience collective : l’Europe traverse un moment exceptionnellement grave sur le plan de la sécurité.
Toutefois beaucoup de choses vont dépendre de l’évolution de la situation politique interne, notamment en Allemagne et en France. Si Friedrich Merz parvient à former un gouvernement solide et cohérent, et que l’opinion publique allemande suit, ce serait un signal très positif. Il faudra aussi voir ce qui se passera lors de la prochaine présidentielle en France. Je sais qu’elle est dans deux ans, mais à mesure que l’échéance approchera, cela deviendra une source majeure d’inquiétude. Comme je vous le disais, il y a toute une série de problèmes en Europe dont tout le monde parlait encore il y a un mois : la montée de l’extrême droite, la stagnation économique, le poids de la dette, les tensions sur les questions migratoires…, mais soudain, ces sujets semblent passés au second plan. Pourtant, ils sont toujours là, et ils n’ont pas disparu. Et la réponse à y apporter ne sera pas facile.
Cela dit, je ne veux pas sombrer dans le pessimisme. Il y a une véritable prise de conscience du fait que nous vivons un moment d’une gravité exceptionnelle. Mais il y a aussi des raisons d’espérer, en particulier lorsque je regarde ce qui se passe dans les pays d’Europe centrale et orientale, une région que je connais peut-être un peu mieux que d’autres. Les citoyens descendent dans la rue à Bratislava, à Budapest ou à Belgrade pour défendre la démocratie, la liberté et un gouvernement intègre. Ils ne réclament pas des hommes forts ni des régimes autoritaires. C’est encourageant. Ils ont beaucoup à nous apprendre.
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