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Sur la Terre, le grand déclin du vivant s’accélère. Alors que la seizième conférence des Nations unies (COP16) sur la biodiversité vient de se clôturer début novembre à Cali (Colombie), sans avancées décisives, les données de l’effondrement continuent, elles, de déferler. Désormais, les scientifiques estiment qu’un million d’espèces sont menacées d’extinction dans le monde. Une sixième extinction de masse qui, pour la toute première fois sur Terre, est le fait d’une seule et unique espèce : Homo sapiens.
Qu’est-il donc arrivé à l’humain pour qu’il saborde à ce point la vie qui l’entoure, et qu’il puisse continuer, consciemment, à précipiter son déclin ? Comment, s’il en est encore temps, restaurer et soigner la nécessaire coexistence avec les non-humains, retisser avec eux des relations justes et pacifiques ? Pour tenter de répondre à ces questions, Libération a fait dialoguer Sabrina Krief, primatologue et professeure au Muséum national d’histoire naturelle, et Vincent Munier, photographe et cinéaste vosgien. Tous deux participeront ce vendredi 22 novembre, lors du forum du centre Pompidou, à une table ronde intitulée «Enquêter sur le vivant».
Quel regard portez-vous sur la situation actuelle ?
Vincent Munier : Je retiens d’abord ce décalage immense et effrayant entre l’ampleur de la crise, qui est abondamment documentée, connue et relayée, et les mesures effectivement prises pour la contenir. On parle aujourd’hui beaucoup de biodiversité, dans les médias notamment, mais les choses changent très peu sur le terrain. Personnellement, je le constate chaque jour là où je vis, dans la campagne de l’est de la France. Ici, la chute des populations d’oiseaux et d’insectes, causée par l’agriculture intensive, est hallucinante. Mais personne ou presque ne semble s’en émouvoir.
Les travaux scientifiques et les efforts de vulgarisation sont pourtant nombreux…
Sabrina Krief : Des choses ont bougé. On a fait tomber des barrières, comme celle qui opposait nature et culture, ou humains et non-humains. On a aussi avancé sur la prise en compte des animaux en tant qu’individus singuliers, dépositaires de culture, de relations et de savoir-faire. Des individus qui ne sont pas interchangeables, font partie de groupes, et dont la perte, lorsqu’elle advient, est irréparable. Reste que je partage le constat de Vincent : si les connaissances et la réflexion progressent, on est très loin du compte quant aux actions. Je suis effarée qu’on en soit encore à plaider pour la protection des haies, des bosquets et des cours d’eau…
V.M. : Comment notre espèce, qui ne s’arrête plus de grignoter le monde, a-t-elle pu devenir à ce point insensible, incapable de s’émerveiller de la beauté de ce qui vit autour d’elle ? Pourquoi sait-on se mobiliser collectivement pour sauver Notre-Dame de Paris, mais pas le grand tétras, cet oiseau magnifique qui vient de disparaître dans les Vosges [où il va être réintroduit, ndlr] ? C’est ce qui m’affecte le plus, et que je ne comprends pas…
La prise de conscience progresse, et de plus en plus de citoyens s’y intéressent…
V.M. : C’est vrai. J’ai d’ailleurs nourri des espoirs lors de la crise du Covid, qui fut une gifle pour tout le monde. On entendait alors des discours assez chouettes, les gens ralentissaient, prenaient le temps de regarder le printemps arriver… Mais tout cela fut de courte durée. Le progrès nous a menés dans une impasse, et nous peinons, en tant que société, à nous en extraire, et à penser à autre chose qu’à nous-mêmes.
S.K. : Nos sociétés modernes occidentales sont en effet très anthropocentrées. Elles manquent cruellement d’empathie pour le vivant, qu’elles considèrent le plus souvent d’un point de vue utilitariste. Ce qui nous intéresse : à quoi pourrait nous servir telle ou telle espèce.
V.M. : Comment ressusciter l’empathie, la solidarité de nos concitoyens pour le vivant ? Quelle révolution opérer pour que s’éveillent enfin les consciences ? Ces questions me semblent prioritaires, et je n’ai pas la réponse…
S.K. : Une piste serait d’écouter et de s’inspirer d’autres cultures que la nôtre. Je pense par exemple à cette discussion que je viens d’avoir avec des chercheurs indiens, qui m’ont raconté leurs travaux sur les relations, en Inde, entre les humains et les crocodiles. Là où nous, Occidentaux, voyons des conflits, que nous résolvons en éliminant les espèces qui nous dérangent, la culture indienne, religieuse notamment, voit les choses autrement. Elle conçoit un continuum entre les humains et les non-humains. Dès lors, lorsqu’un conflit apparaît, on s’interroge : qu’est-ce qui a été mal fait ? Pourquoi a-t-on dérangé l’autre ?
V.M. : Le loup est un bon exemple de cette intolérance que nous avons développée chez nous, et qui confine parfois à la haine, pour les espèces qui nous gênent. Cela fait près de quarante ans qu’il est revenu en France, et l’on continue, dans les territoires où il vit, à raconter à longueur de journaux sa cruauté supposée. Ce n’est pas simple d’être berger dans un pays où il y a des loups, je ne dis pas le contraire, mais ailleurs on sait le faire. On accepte que l’animal puisse se servir, on appelle ça la part des bêtes.
Une nouvelle philosophie s’épanouit, qui vient détailler, justement, cette impérieuse nécessité…
V.M. : C’est vrai, et cela fait du bien d’entendre une autre façon de penser, une philosophie qui, enfin, ne s’intéresse pas qu’aux humains ! Je pense à Philippe Descola, Vinciane Despret ou Baptiste Morizot. Ils disent et rappellent, chacun à leur manière, cette chose tellement simple, tellement essentielle : nous avons besoin, pour vivre, de vie autour de nous.
Comment changer effectivement le cours des choses ?
V.M. : Par l’éducation ! Pour renouer avec le vivant, il faut absolument revoir nos systèmes éducatifs. La crise commence là, à l’école, au collège et au lycée. Il n’est pas normal qu’il y ait si peu d’établissements qui emmènent les gamins dehors. Il faut pousser nos enfants vers les clubs CPN (Connaître et protéger la nature), les faire lire la formidable revue la Hulotte, observer avec eux les jardins, etc. Tout passe par la connaissance. Les jeunes y sont sensibles. Je le vois avec la photo, quand j’interviens dans des classes : les élèves sont très vite captivés.
S.K. : Organiser très tôt, pour les plus jeunes, des temps d’observation me semble capital, y compris en ville, où l’on peut observer des tas de choses. Je pense aussi que créer du lien social et décloisonner les institutions est un bon levier pour produire ou accélérer l’action sur ces sujets. Ecoles, associations, clubs nature, mais aussi instituts de recherche, nous devons collaborer, nous engager ensemble. Nous, chercheurs et scientifiques, devons refuser l’entre-soi académique. C’est d’ailleurs de plus en plus le cas, je le vois au Muséum : les nouvelles générations d’étudiants sont plus engagées, plus militantes ; ils et elles revendiquent le droit d’être à la fois scientifiques et citoyens.
Il s’agit, aussi, de rappeler à celles et ceux qui s’en sentent éloignés que le vivant n’est pas si loin…
V.M. : Oui. Après la Panthère des neiges [son film coréalisé avec Marie Amiguet et sorti en 2021], nous avons entendu des témoignages poignants : des gens nous disaient, les larmes aux yeux, que tout cela était magnifique, mais qu’eux, leur quotidien, c’était un petit appartement de ville et le RER tous les jours. Que le vivant et cette beauté n’existaient pas dans leur vie. C’était violent… Il faut leur dire que cette beauté est accessible. Qu’il y a par exemple, autour de Paris et à portée de RER, des forêts fabuleuses ! La poésie du vivant ne se limite pas au plateau tibétain, elle est aussi dans nos massifs forestiers, et dans ce qui peut sembler, à première vue, insignifiant.
S.K. : J’ajouterai que la biodiversité ne se résume pas aux aires protégées ou aux espaces dits naturels. Il y a du vivant à regarder et protéger dans tous les interstices de nos vies, urbaines ou rurales. C’est même là que réside l’urgence, dans ces trames territoriales entre les zones protégées. On peut enfin rappeler que le vivant est doué d’une formidable capacité d’adaptation, et qu’avec un peu d’aide, de soin et de prévention, il peut perdurer, s’installer ou se réinstaller.
V.M. : Oui, et c’est ce qui est encourageant. A la différence de la crise climatique, les actions concrètes en faveur du vivant ont des résultats très directs et rapidement visibles. A l’échelle d’un jardin ou d’un bocage, grâce à des mesures simples et de bon sens, la vie peut reprendre très vite. Et quoi de plus réjouissant que de voir, là où l’on vit, ruisseler de nouveau une eau propre, et revenir des insectes, des plantes et des oiseaux ?
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