FoRTE, la prime aux jeunes talents

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Quand Maryse Estier se résout, en 2017, à implanter sa compagnie de théâtre en Ile-de-France, elle a conscience du caractère peu stratégique de sa décision. «Difficile, pour les jeunes artistes, de se démarquer dans une région qui fourmille de propositions culturelles concurrentielles, reconnaît cette comédienne et metteuse en scène qui a grandi et travaillé en Suisse, puis en Belgique. Mais je sortais de l’Académie [formation professionnalisante d’un an proposée par la Comédie-Française, ndlr], je réalisais mon rêve de gosse d’habiter à Paris et je n’avais pas d’autre ancrage territorial en France. Quand m’a été offerte l’opportunité de baser le siège social de ma compagnie dans le Val-de-Marne, j’ai accepté.» En 2019, alors qu’elle travaille à monter l’Aiglon, pièce d’Edmond Rostand largement éclipsée par son Cyrano de Bergerac, elle répond à l’appel à projets lancé par le dispositif FoRTE (Fonds régional pour les talents émergents), financé par la région Ile-de-France. Et décroche une subvention de 40 000 euros, impulsion essentielle à ce projet de grande ampleur.

Depuis 2018, FoRTE propose ainsi de soutenir chaque année une promotion d’une quarantaine de jeunes artistes issus des arts visuels, du cinéma et de l’audiovisuel, de la musique ou encore des arts de la scène. A ses lauréats, «talents émergents» âgés au maximum de 30 ans, le dispositif promet, pendant dix mois, une aide financière (un million d’euros au total), mais également un accompagnement professionnel. Chef d’orchestre formé en musique baroque et joueur de viole de gambe, Valentin Tournet a candidaté à la première édition, après des études au Conservatoire national supérieur de Paris. «J’avais 22 ans, et cette bourse de 25 000 euros m’a permis d’enregistrer mon premier disque, Chefs-d’œuvre oubliés, raconte-t-il. En me permettant de financer un certain nombre de dépenses à la fois artistiques, techniques et promotionnelles, ce coup de pouce a été absolument décisif.» Ce premier enregistrement est suivi d’autres, et, en 2022, Valentin Tournet est nommé dans la catégorie «soliste instrumental» des Victoires de la musique classique. Cet été, l’ensemble instrumental et vocal qu’il dirige, La Chapelle Harmonique, a aussi remporté son premier Diapason d’or, prestigieuse récompense de la musique classique en France.

«Une chance inouïe»

«Précieuse», «ambitieuse», «généreuse» : les anciens lauréats rivalisent de louanges pour qualifier cette bourse qui a, pour l’écrasante majorité d’entre eux, fait décoller leur carrière. «Peu de structures donnent autant à un seul artiste : en choisissant ce ciblage, FoRTE aide vraiment ceux qui sont sélectionnés», analyse Valentin Tournet. Maryse Estier abonde : «Qu’une compagnie non conventionnée, avec seulement un projet à son actif, reçoive 40 000 euros, c’est une chance inouïe !» La démarche de candidature, qui associe nécessairement un artiste et une structure d’accompagnement, peut être présentée sous forme d’une demande de bourse individuelle ou d’une subvention à la structure : un choix d’options qui permet de s’accorder au mieux aux modalités des différentes disciplines, dont les fonctionnements varient énormément. Ainsi, les postulants en cinéma, milieu habitué des circuits de subvention, entre Centre national du cinéma (CNC) et régions, font généralement la demande au titre d’une structure. C’était en tout cas le choix d’Isis Leterrier l’an dernier. «C’est mon producteur qui m’a conseillé de candidater, car la boîte avait déjà reçu ce genre d’aide, raconte-t-elle. Nous travaillions alors à une série d’animation intitulée Saisons d’oiseaux, et nous avons postulé pour créer l’épisode pilote. L’argent a permis de financer l’installation, le matériel, et la série est désormais en phase de développement final avec France Télévisions.»

Beaucoup de postulants ont plutôt eu vent de l’existence de FoRTE par le bouche à oreille ou encore via les réseaux sociaux. L’artiste-compositrice Gabi Hartmann a, par exemple, été renseignée par une amie cinéaste qui lui a précisé que le dispositif concernait aussi les musiciens. La guitariste et chanteuse a déjà un EP à son actif, financé par ses propres moyens, elle souhaite à présent sortir un véritable album. Qu’elle ait investi ses économies dans son travail préliminaire n’est pas un problème pour candidater : FoRTE juge sur projet et ne tient aucunement compte de critères sociaux. La nationalité française n’entre pas non plus en jeu – les étrangers sont même largement encouragés à candidater. C’est ce qu’a fait Odonchimeg Davaadorj, qui a quitté sa Mongolie natale à 17 ans pour la République tchèque, avant d’intégrer les Beaux-Arts de Paris. C’est aussi via les réseaux sociaux qu’elle a entendu parler de cette opportunité de faire acte de candidature et d’être potentiellement choisie. Elle qui souhaite devenir peintre, un rêve jusqu’ici hors de portée faute de fonds, avait alors juste l’âge limite : «Grâce à la bourse, j’ai pu investir dans le matériel adéquat, notamment des grandes toiles de 2 mètres par 1,8, explique-t-elle. Cette expérience a confirmé mon intérêt pour cette technique, que je pratique toujours, dans de plus petits formats que j’arrive maintenant à vendre.»

«Aller plus loin»

Djabril Boukhenaïssi a appris l’heureuse nouvelle à la rentrée : il figure dans la liste des lauréats de l’édition 2024 pour son projet de gravures sur la guerre d’Algérie, en partenariat avec le musée de l’Histoire de l’immigration. Chaque année, à la fin des dix mois impartis, les productions des créateurs sélectionnés en arts visuels sont présentées aux Réserves du Frac (Fonds régional d’art contemporain), à Romainville (Seine-Saint-Denis) : l’exposition de la promotion 2023, qui débute le 30 novembre, va durer jusqu’au 18 janvier. L’hiver prochain, le travail de cet adepte du pastel y sera donc présenté. Les lauréats des autres disciplines peuvent, quant à eux, dévoiler des extraits de leur travail à l’occasion d’une soirée événement : celle de la sixième promotion a lieu ce 28 novembre à l’Opéra Bastille, à Paris.

Ce qui est indispensable pour candidater, c’est un ancrage en territoire francilien : les postulants doivent résider et créer en Île-de-France. Et si certains ne font que passer, d’autres, comme Sébastien Kheroufi, sont là depuis toujours. Ce metteur en scène prometteur a grandi entre une cité des Hauts-de-Seine et un foyer du XXe arrondissement de Paris, à l’écart de toute offre culturelle. Il quitte l’école en classe de quatrième pour bifurquer en BEP, enchaîne «galères et bêtises», et croise la route du théâtre par hasard à l’occasion d’un séjour en Angleterre où il faisait des ménages dans un cinéma et s’y glissait régulièrement pour assister aux séances du matin. «Comme je comprenais mal l’anglais, j’étais surtout attentif au jeu, au décor, à la lumière, raconte-t-il. A mon retour en France, je me suis inscrit à un cours de théâtre municipal : c’est là qu’on m’a convaincu d’aller plus loin.» Il se décide à tenter les concours des écoles nationales «mais seulement parisiennes, pour rester près de ma mère». Ce sera donc l’Esad (Ecole supérieure d’art dramatique), en plein cœur de la capitale, qu’il intègre grâce à sa performance du personnage de Hans dans le texte imposé, tiré de Par les villages, de Peter Handke. «Je ne connaissais rien à l’histoire de Handke, mais je comprenais qu’il parlait de nous, les humiliés, les laissés-pour-compte. Ce texte n’a cessé depuis de m’accompagner.» Et c’est effectivement à nouveau grâce à ce texte qu’il a décroché la bourse FoRTE, accompagné par le Théâtre des Quartiers d’Ivry (Val-de-Marne), le centre Pompidou et L’Azimut de Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Dans le cadre du Festival d’automne, une «re-création» de la pièce est prévue en janvier et février : Par les villages est d’ailleurs le dernier spectacle qui se jouera au centre Pompidou avant sa fermeture pour travaux.

«Sentiment de légitimité»

Développement du réseau, de la visibilité, de la confiance en soi… Pour Sébastien Kheroufi, FoRTE n’est pas qu’une bourse, c’est une validation. «J’ai crié de joie en apprenant la nouvelle, sourit-il. Et pas que pour l’argent : être choisi par un jury spécialisé et pouvoir, à mon tour, intégrer un monde d’exigence artistique m’a donné un immense sentiment de légitimité. Cela a aussi crédibilisé la compagnie tout juste créée, rassuré les partenaires, appuyé nos démarches ultérieures.» Gabi Hartmann témoigne elle aussi d’une grande émotion lors de la soirée de présentation en rencontrant d’autres lauréats dont elle apprécie le travail et auxquels elle se sent désormais reliée. «Que la somme soit octroyée directement à l’artiste donne un sentiment de force inouï, atteste-t-elle. J’ai gagné en assurance, cessé de tergiverser : quand il n’y a qu’un an pour créer un projet, il faut y aller !»

La dimension psychologique de ce soutien se révèle donc particulièrement appréciée par de jeunes artistes souvent ébranlés par des conditions de travail éprouvantes, véritables freins à la création. «L’accompagnement, pourtant indispensable, fait encore défaut. Or, c’est souvent quand on a été mal accompagnés qu’on échoue, analyse Sébastien Kheroufi. Et c’est là que FoRTE marque une différence : les interlocuteurs sont présents dès les premières explications administratives et le restent bien après la fin du projet.» Gabi Hartmann salue aussi une structure flexible, qui s’ajuste en fonction des besoins de chacun : «Il n’y a pas de pression, d’attentes ou de comptes à rendre. Un coup de fil pour présenter le fonctionnement et le calendrier, une réunion de lancement et, si on le souhaite, les choses peuvent en rester là.» «La Région est très attentive à ce que les lauréats mènent à bien leurs projets et dans les meilleures conditions. Aussi, nous suivons leur progression tout au long des dix mois d’accompagnement, et après, afin de valoriser leurs œuvres dans le cadre du grand évènement annuel de restitution », complète Elsa Martin, cheffe du service Création-Diffusion de la Région, qui chapeaute le dispositif FoRTE.

La diversité des profils et des projets soutenus témoigne surtout d’une vraie volonté d’éclectisme. En arts de la scène, Maryse Estier a obtenu les fonds pour un projet qu’elle décrit comme «hors normes et hors mode» : l’Aiglon de Rostand est une pièce en six actes écrits en alexandrin, qui narre, en quatre heures et cinquante personnages, les dernières années de la vie du fils de Napoléon Ier. En cherchant à la monter, elle s’est heurtée à une «exigence de modernité» qu’elle trouve «omniprésente» dans les structures et festivals dédiés à la jeune création. «En promouvant un théâtre très contemporain et des projets basés sur l’écriture de plateau, ces dispositifs excluent des démarches comme la mienne qui souhaite, au contraire, remettre au goût du jour des textes anciens pour les faire résonner», regrette-t-elle. En lui ouvrant une porte, les jurys FoRTE assument le grand écart entre Napoléon II et Hans, le transfuge de classe de Peter Handke. Comme entre les accents baroques d’une viole de gambe et les rythmes de guitare bossa-nova.

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