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Il est 6 heures, Paris s’éveille lorsque Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, pose le pied dans la fourmilière du marché de Rungis. Écharpe rouge, sticker du syndicat collé sur son manteau, elle n’est pas venue seule. «Plus de 500 camarades venus de toute la France sont déjà en train de tracter dans les pavillons», lance fièrement Zahia Saïm, directrice du pôle logistique du marché international et ancienne déléguée syndicale CGT, qui guide la délégation dans le dédale du «ventre de Paris».
La CGT organise ce jeudi matin l’un des grands événements de sa campagne pour les élections dans les TPE, ces «très petites entreprises» de moins de 11 salariés qui n’ont pas de représentants syndicaux en leur sein, mais seulement au niveau des branches professionnelles. Mais ce scrutin, organisé du 25 novembre au 9 décembre, et que la CGT avait remporté en 2021, reste délaissé par les quelque 5 millions de salariés concernés. Il y a 4 ans, la participation à ces élections, organisées pour la première fois sous François Hollande en 2012, n’était que de 5,4 %. Et cette année, deux jours après le début du vote en ligne, seul 1 % des concernés s’est exprimé.
«Mon patron m’exploite !»
À Rungis, qui compte 1 500 employés de TPE sur un total de 13 000 salariés, le constat d’une méconnaissance se pose d’entrée. «Quelle élection ?», entend-on fréquemment à l’arrivée des syndicalistes dans le secteur «fruits et légumes», le plus grand du marché. En tête du groupe, Sophie Binet cravache. E2, E1F, D2… la secrétaire générale arpente pendant une heure trente les grands entrepôts où les restaurateurs, vendeurs et acheteurs des grandes surfaces se pointent dès 2 heures du matin pour sélectionner leurs produits. Entre les cagettes de mangues et les tire-palettes électriques qui filent à toute allure, les syndicalistes ont du mal à se frayer un passage. «Si vous m’empêchez de faire mon travail…», grogne un vendeur. «Un vrai hargneux celui-là, un vrai patron», marmonne un syndicaliste dans sa barbe. D’autres crient au passage du cortège : «Mon patron m’exploite !» Quelques rires dans les allées.
Le marché de Rungis est emblématique des spécificités du travail en TPE, que la CGT a recensées dans une enquête à l’occasion du scrutin : horaires décalés et supérieurs à la moyenne, exposition à des conditions de travail difficiles, manque d’information sur le droit du travail. Mais aussi attachement au métier, alors que les travailleurs de Rungis aiment recenser les nombreuses «success-storys» de commis qui ont débuté en bas de l’échelle et sont devenus patrons.
Un duo de cégétistes joyeux, un peu en retrait du cortège, profite de la visite. «Ici, les patrons, c’est Dieu le père», rigole Usain Lydirim, élu syndical de l’aéroport de Lyon venu exprès pour faire campagne. «C’est vrai, ils font ce qu’ils veulent», renchérit Hicham Betahi, délégué syndical des aéroports de Paris. C’est l’une des principales difficultés pour faire campagne dans les TPE : les employés travaillent toujours en relation étroite – voire seuls – avec leur patron, ce qui rend plus difficile l’implication des syndicats lors de conflits. Mais les deux copains, qui arborent fièrement le portrait de Che Guevara sur leur dos, ne se découragent pas. «L’objectif de la mission c’est de les renseigner sur leurs droits, leur faire savoir qu’ils peuvent être représentés par les syndicats au niveau national, parce que pour l’instant ils sont délaissés», déplorent-ils.
«Ils ont peur»
Pourquoi ce désintérêt envers les syndicats ? «Mon père était à la CGT, mais moi ça ne m’intéresse pas, explique Julie Garcia, employée d’une TPE, qui s’entend «très bien» avec son patron et travaille depuis 20 ans à Rungis. J’ai 2 enfants, je travaille de 2 heures à 14 heures… Et puis j’ai jamais voté moi, je me défends toute seule.» Son patron est à côté, on insiste un peu. «Rungis, c’est un autre monde, si t’es pas content, tu te barres, et il y en aura dix derrière pour prendre ta place», répond-elle, cash.
Autre justification ? «Il y a beaucoup de doublettes ici», nous explique Mohammed Bouargi, délégué syndical à Rungis depuis 2008, en référence aux travailleurs sans-papiers qui empruntent l’identité d’un proche pour travailler. «Les sans-papiers dans les petites structures, ils ont peur. Pourtant, on peut intervenir pour les aider». En 2017, l’occupation de la tour Semmaris, qui surplombe le marché, par des sans-papiers et la CGT avait débouché sur l’obtention d’une centaine d’autorisations de travail. Ici, comparé à ailleurs, la culture syndicale reste assez forte.
A l’heure du débrief, tout le petit monde se rejoint autour du camion CGT. «Dans les TPE, ce qui compte, ce sont les conventions collectives des branches», répète Sophie Binet pour la vingtième fois de la matinée. Et pour cause : la CGT a récemment obtenu, après un combat de deux ans, une prime d’ancienneté pour les salariés de la branche fruits et légumes. Puis, fait inattendu : le directeur du marché de Rungis, Dominique Batani, monte dans le camion et s’engage à la création d’un comité social et économique interentreprises pour toutes les TPE du marché, normalement privées de ces comités qui aident à donner accès à des vacances pour les enfants ou à des sorties culturelles. Une satisfaction pour Sophie Binet, qui lui en avait touché un mot en arrivant.
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