Des «clandestins» en France pour se faire recoller les oreilles grâce à l’AME : comment le RN a fait d’un non-sujet un fantasme

Des «clandestins» en France pour se faire recoller les oreilles grâce à l’AME : comment le RN a fait d’un non-sujet un fantasme

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Le président du Rassemblement national a notamment justifié la décision du parti de censurer le gouvernement par l’existence de l’aide médicale d’Etat et ses supposées dérives.

C’est, depuis des semaines, sinon des mois, une obsession de Jordan Bardella et du RN en général. Invité ce lundi sur RTL, le président du Rassemblement national a justifié la censure du gouvernement Barnier en évoquant notamment le dispositif de l’aide médicale d’Etat (qui permet aux étrangers en situation irrégulière, sous certaines conditions, d’accéder à une partie du panier de soins) : «Quand je vois qu’on maintient et que le gouvernement a proposé d’augmenter l’aide médicale d’Etat, c’est-à-dire la gratuité des soins aux étrangers en situation irrégulière, qui peuvent [aller] jusqu’à venir en France se faire recoller les oreilles, et que de l’autre, on dérembourse des médicaments dans un pays où un retraité sur trois renonce à se soigner parce que le reste à charge est trop important, je me dis qu’ils n’ont pas conscience des souffrances de nos compatriotes et de l’urgence de la situation.»

Depuis plusieurs mois, sinon plusieurs années, et en dépit de mises au point répétées (qu’elles émanent de médias ou de responsables politiques), l’extrême droite fait de cet exemple le symptôme des dysfonctionnements et largesses supposées de l’AME : les étrangers en situation irrégulière viendraient en France pour se faire recoller les oreilles, «aux frais de la princesse», s’indignait déjà Jordan Bardella mi-octobre sur BFM TV.

Des sommes dérisoires

Rappelons que l’aide médicale d’Etat n’offre pas la gratuité des soins mais permet aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier du droit à la prise en charge à 100 % de leurs soins médicaux et hospitaliers dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale. «L’AME prend en charge les frais de santé à hauteur de 100 % du tarif de la Sécurité sociale, incluant la part généralement couverte par les complémentaires santé. Il n’y a donc pas de reste à charge sur les soins pratiqués au tarif “Sécurité sociale”, mais des coûts potentiellement élevés pour tout soin pratiqué avec des dépassements d’honoraires», résume ainsi le Défenseur des droits dans un rapport consacré au refus de soins. Concernant les opérations d’oreilles décollées, le sujet, d‘un point de vue budgétaire, n’en est pas un. Plusieurs chiffrages ont été donnés depuis deux ans. Ils diffèrent parfois, mais s’accordent sur un point : les sommes sont dérisoires, dépassant à peine (pour l’estimation la plus importante) une dizaine de milliers d’euros par an.

En juin 2023, la ministre déléguée Agnès Firmin-Le Bodo était revenue sur le fantasme des oreilles décollées pour rappeler, d’abord, qu’il nécessite «un délai d’ancienneté du bénéfice de l’AME de neuf mois» et, surtout, que son coût est «dérisoire pour les finances publiques» puisque estimé à «6 000 euros pour l’année 2021». La ministre ajoutait que «ce phénomène ne représente que quelques personnes prises en charge cette même année, en grande majorité des enfants. Il s’agit d’opérations de reconstruction en cas de malformations congénitales ou en cas de préjudice social important, toujours constatés par un médecin». En octobre 2023, lors de son audition par la commission des affaires sociales du Sénat sur le budget de la Sécu 2024, Aurélien Rousseau, alors ministre de la Santé, avait aussi avancé que «l’an dernier, les oreilles décollées, dont tout le monde parle, ça a coûté 6 000 euros en tout. 35 opérations en tout.» Joint par CheckNews, Aurélien Rousseau explique que «c’est le chiffre qui nous a été fourni par l’administration du ministère l’an dernier quand le sujet est venu sur la table». En divisant 6 000 euros par 35 opérations, on obtient un coût de l’opération moyen d’environ 170 euros. Un montant situé entre le remboursement à l’acte de 236,81 euros pour une otoplastie bilatérale et 143,93 euros pour une otoplastie unilatérale, tels que prévus par l’Assurance maladie.

Des interventions «médicales»

Il y a un mois et demi, mi-octobre, alors que le RN réchauffait à nouveau le sujet, France Inter donnait d’autres chiffres et révélait «qu’en 2023, 11 660 euros ont été consacrés à ces interventions pour les bénéficiaires de l’AME», ce qui correspondait à «cinq patients» ou 0,001 % du budget de 1,1 milliard d’euros consacré à l’AME. La radio soulignait que «le ministère de la Santé […] précise qu’il s’agit d’interventions médicales», soit des opérations qui n’ont pas été réalisées pour des raisons esthétiques. CheckNews a pu avoir confirmation du montant de 11 660 euros pour l’année 2023 auprès du ministère de la Santé, qui indique plus vaguement que le nombre de patients traités a été «inférieur à 11», afin de respecter une règle Cnil pour empêcher l’identification des patients lorsque leur nombre est trop faible. Pour ces mêmes raisons, l’Agence technique de l’information sur l’hospitalisation (Atih) indique à CheckNews «qu’il y a eu moins de 11 prises en charge en 2021, en 2022 et en 2023» pour les opérations de recollement d’oreilles des bénéficiaires de l’AME. Le tout pour des coûts annuels totaux avoisinant les 11 000 à 13 000 euros. Pour chacune de ces opérations, le ministère de la Santé indique que «le tarif appliqué pour le recollement des oreilles en établissement public de santé [se situe] autour de 2 000 euros».

Si les sommes restent donc très faibles, ce chiffrage apparaît de prime abord contradictoire avec celui évoqué par Agnès Firmin-Le Bodo et Aurélien Rousseau en 2023. A la fois en valeur absolue (le montant indiqué par l’Atih, de 11 000 à 13 000 euros annuels, est deux fois plus important que celui évoqué par les anciens ministres), mais aussi quand on le rapporte au nombre d’opérations (170 euros par opération pour Aurélien Rousseau, et d’environ 2 000 euros pour le cabinet de Geneviève Darrieussecq).

Des éventuels dépassements d’honoraires ?

Comment expliquer cet écart ? Auprès de CheckNews, Matthias Thibeaud, référent technique et plaidoyer à Médecins du Monde, précise : «D’après notre analyse, la différence entre les différents chiffrages mentionnés repose sur plusieurs éléments : d’une part, un angle d’approche différent, avec un chiffrage par acte d’un côté, et par coût global de l’intervention de l’autre. D’autre part une distinction entre les opérations menées en médecine de ville et celles faites à l’hôpital.» Ainsi, selon Matthias Thibeaud, «il n’est pas à exclure que les 35 opérations mentionnées en 2021 recouvrent à la fois les opérations “en médecins de ville” et en hôpital avec une approche par acte [ne prenant donc pas en compte les frais supplémentaires liés à l’opération à l’hôpital, mais que l’on retrouve dans le montant de 13 000 euros indiqué par l’Atih en 2021]».

CheckNews n’a pas pu se faire confirmer cette théorie par le ministère de la Santé. En revanche, l’Atih indique bien que «le montant pris en charge par l’Etat dans le cadre des patients bénéficiaires de l’AME pour un séjour hospitalier, est calculé sur la base de 80 % GHS (groupe homogène de séjour) + 20 % TNJP (tarification nationale journalière des prestations) + FJH (forfait journalier hospitalier)». Soit «l’ensemble des dépenses associées au recollement [anesthésie, mobilisation bloc opératoire, etc.] et pas uniquement l’acte en tant que tel» résume le service de presse de l’Assurance maladie. Ajoutons que les rares bénéficiaires de l’AME à avoir subi de telles opérations ont pu avoir des frais à payer de leur poche pour les dépassements d’honoraires, dont le montant n’est pas renseigné dans les estimations évoquées.

Libération

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