Syrie : à Tabqa, les déplacés de guerre kurdes entre crainte et dénuement

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Soutenue par la Turquie, l’offensive des rebelles de l’Armée nationale syrienne sur les cantons kurdes de Shehba et Tall Rifaat a poussé plus de 100 000 personnes à fuir, dont 3000 ont disparu, vers la ville au nord d’Alep, dans des camps précaires où les vivres manquent.

Coincés derrière une ambulance garée à l’ombre d’un pin décharné, quelques hommes tentent péniblement de consigner leur nom sur une feuille volante. Tout autour, un dédale de tentes de fortune à peine montées s’étale sur le sol ocre et caillouteux de l’ancien stade de Tabqa. C’est sur cette ville frontière au cœur de la Syrie que viennent butter les territoires tenus par le nouveau gouvernement syrien, à l’Ouest, et ceux toujours sous la houlette de l’administration pro-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS), à l’Est. Au loin, un convoi militaire flanqué de drapeaux russes file vers les derniers points de replis.

«Nous essayons de nous inscrire pour recevoir nos salaires», commente sobrement Agir, un symbole du yin et du yang tatoué sur le cou, à peine dissimulé par le col d’une polaire noire. «Nous sommes tous des soldats kurdes des FDS. Nous étions sur la ligne de front, à Shehba, reprend-il, mais nous avons reçu l’ordre de nous retirer face aux attaques de l’Armée nationale syrienne, et nous sommes partis avec toute la population en emportant avec nous les corps des combattants tués dans les affrontements.»

«Les centres d’accueil sont saturés»

Le 1er décembre, alors que le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS) fondait sur Alep dans une offensive éclair visant à faire tomber le gouvernement de Bachar al-Assad, l’Armée nationale syrienne lançait un assaut sur les cantons de Shehba et Tall Rifaat, au nord d’Alep, jusqu’alors tenue par les FDS. Soutenue par l’aviation turque, cette coalition de milices rebelles syriennes a profité de l’appel d’air provoqué par la débâcle des troupes du régime baasiste pour reprendre les territoires contrôlés par les forces pro-kurdes qu’elle accuse de coopérer avec la guérilla turque du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). L’attaque a provoqué le déplacement forcé de plus de 100 000 personnes, soldats et civils confondus, qui ont pu être évacuées vers Tabqa grâce à la mise en place d’un corridor supervisé par le groupe HTS.

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A l’angle d’un bâtiment de béton brut criblé de balles, vestige d’une époque où la ville ployait sous le commandement de l’Etat islamique, Fatima Ibrahim tente de superviser l’organisation du camp où vont et viennent les familles de réfugiés. «Tout le monde arrive ici, nous essayons d’héberger les déplacés dans des écoles, détaille la représentante de la municipalité. Mais les centres d’accueil sont désormais saturés, les nouveaux arrivants doivent donc s’installer là, dans des tentes.»

Dans la rigueur de l’hiver, tout vient à manquer, et les conditions de vie frôlent la catastrophe humanitaire. «Les mères n’ont pas de quoi acheter du lait pour les enfants ou bien elles n’ont pas d’essence pour faire fonctionner les réchauds», liste la jeune femme, dépassée. «L’absence d’assistance et les risques sécuritaires poussent les familles à repartir ailleurs», abonde Matthew Cowling, le coordinateur des équipes de Médecins sans frontières déployées dans la zone. Il précise qu’environ 20 000 personnes stationnent encore à Tabqa, d’après les autorités locales. Et alerte : «Les besoins les plus immédiats ne sont pas satisfaits. Nous sommes face à une véritable situation de crise.»

«En arrivant ici, mes deux garçons avaient disparu»

Alors que les autorités sont submergées, les réfugiés esseulés s’organisent comme ils peuvent. En équilibre sur le tronc d’un arbre déjà largement taillé, un homme muni d’une hache décroche de quoi alimenter un brasier. «Nous nous sommes divisés en communes, chacune en charge de collecter les besoins des familles puis de distribuer les vivres», détaille Zakaria Abdulrahman, qui s’est dévoué pour encadrer la «commune n° 4». Il soupire : «Il n’y a pas de toilettes, pas de douches, les maladies se propagent, que peut-on faire ?» Sous les bâches des abris bricolés, des poêles crachent une fumée noire. Les enfants courent souvent pieds nus et ont la peau gercée.

La présence de soldats des FDS donne au campement des airs militaires peu ordinaires. Des kalachnikovs pendues aux épaules, de jeunes adolescents patrouillent dans les allées superficielles, l’œil alerte, pour prévenir les tentatives de pillage. Il s’agit également de rester sur ses gardes : la possibilité d’une nouvelle offensive contre les Kurdes tourmente les esprits et la guerre gronde encore dans leur mémoire.

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Mais surtout, chaque jour, de nouvelles silhouettes se pressent, fébriles, près d’une petite console où un préposé recueille les noms des disparus à annoncer avec les haut-parleurs grésillant du stade. Adossée au flanc d’une vieille voiture rouge, Sherinnaz, le teint hâve et le regard chargé d’une insondable tristesse, attend sans plus d’espoir des nouvelles de ses deux fils de 14 ans et 20 ans, volatilisés lors du passage des convois entre Shehba et Tabqa. «En arrivant ici, mes deux garçons avaient disparu. Personne ne sait ce qui a pu se passer, souffle-t-elle, effarée. J’ai fait des annonces, je suis allée dans les hôpitaux, mais rien. Peut-être qu’ils ont été capturés, peut-être qu’ils sont morts.»

«Nous sommes tellement en colère»

Le phénomène est tel qu’un comité a été formé pour rassembler le peu d’informations disponibles sur les personnes manquantes. «Nous avons enregistré 3 000 cas, indique Ibrahim Cheikh, le directeur du Comité pour les droits humains de Shehba et Afrin. Parmi eux, 350 personnes ont été arrêtées car elles faisaient partie des FDS, et les familles de 250 personnes ont reçu des demandes de rançon. Pour les autres, nous n’avons aucune information.» La majorité des disparus sont de jeunes hommes vingtenaires, et des vidéos d’arrestations sont régulièrement postées sur les pages Facebook des groupes Sultan Murat et Hamza, faisant partie de l’Armée nationale syrienne. Mais à ce stade, «nous ne pouvons rien faire d’autre que documenter», se désole Ibrahim Cheikh, impuissant.

Devant l’entrée du camp, certaines familles épuisées par les conditions de vie et l’angoisse de l’absence de leurs proches plient bagage pour s’engouffrer vers l’inconnu. «Nous sommes tellement en colère, la situation est insoutenable, les enfants meurent de froid. Deux de mes frères ont été arrêtés, je repars les chercher moi-même», lance un homme en se pliant pour entrer dans une camionnette surchargée déjà en mouvement. Sur le pare-brise arrière, un petit panneau se balance sous le vrombissement du moteur. Malgré les lettres effacées, on déchiffre : «Direction Alep.»

Libération

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