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Ici, la foncière Soliko (ex-Solifap) qui, grâce à l’épargne salariale solidaire, a racheté des fermes où des détenus en fin de peine sont logés et se réinsèrent par le travail de la terre. Là, une autre, Novétape, qui finance des habitations pour de jeunes professionnels précaires. Ici encore, la plateforme Lita.co où des particuliers investissent dans des résidences intergénérationnelles pour seniors isolés… Ces exemples, piochés parmi tant d’autres, disent une salutaire pratique qui essaime depuis une vingtaine d’années en France : le recours de plus en plus fréquent à la finance solidaire pour aider à bâtir des refuges pour les moins bien lotis là où les besoins sont criants.
La démarche serait totalement emballante si elle n’était pas le révélateur d’un mal profond. Celui, lancinant, d’une crise du logement qui n’en finit plus de faire des dégâts. Car dans ces logements solidaires, aux formes diverses – pensions de famille, résidences services, colocations, Ehpad à but non lucratif… – vivent toutes celles et ceux qui n’ont pas trouvé à se loger décemment ailleurs.
La crise ne date pas d’hier, mais elle ne cesse de s’aggraver. Son marqueur le plus visible : les prix. «Depuis les années 2000, qu’il s’agisse des loyers dans le parc privé ou des remboursements de crédit, les coûts du logement explosent, souligne le directeur des études à la Fondation Abbé-Pierre (FAP), Manuel Domergue. Cette hausse crée des fractures très fortes, géographiques et sociales, notamment dans les zones tendues.» Un indicateur témoigne de l’obstacle financier désormais à franchir : le taux d’effort, soit la part du logement dans la dépense de consommation finale des ménages. De seulement 10% en 1959, il est passé à 23% en 2000, pour culminer, en 2020, à 28,5%, selon l’Insee. Au cœur de cette complexe équation ? Le parc locatif privé, là où justement se logent les moins nantis. Plus cher et sélectif que jamais, son volume stagne depuis des décennies.
«Rigidification du marché immobilier»
«Il y règne aujourd’hui une pénurie d’offres accessibles, et le taux de mobilité y décroît dans de nombreux zonages, décrit la directrice des études pour l’Agence nationale pour l’information sur le logement, Odile Dubois-Joye. Face à des prix de vente en lévitation, les locataires restent au chaud. Or le parc locatif privé est essentiel dans la fluidité des parcours résidentiels.» Conséquence : «Un grippage généralisé, qui entraîne des blocages tout au long de la chaîne, et touche des couches toujours plus diverses de la population», témoigne l’urbaniste François Rochon, auteur de Logement : critique d’une politique impossible (éditions de l’Aube, 2023). «Cette rigidification du marché immobilier rend captives les populations dans leur logement, amplifie et enracine les inégalités», conclut Odile Dubois-Joye.
Symptôme le plus saillant des effets d’éviction sur le marché privé, le parc social français sature. La file d’attente regroupait, en 2023, 2,7 millions de ménages, soit près de 5 millions de personnes ; un absolu record. «Les logements sociaux ne se libèrent plus car les ménages qui y vivent ne sont pas en mesure de se loger ailleurs. Ils y restent, ce qui réduit mécaniquement l’offre pour les ménages en difficulté, résume Jean-Claude Driant, professeur d’urbanisme et codirecteur de l’ouvrage les Crises du logement (PUF, 2018). Pas calibrés pour une telle demande, les bailleurs sociaux manquent en outre de marge financière.» A fortiori depuis le violent coup de rabot décidé en 2018, et qu’ils n’ont toujours pas absorbé : une économie de 800 millions d’euros sur les aides personnelles au logement (APL), compensée pour les locataires par une baisse des loyers, et à la charge, donc, des bailleurs.
«Un désintérêt clair, doublé d’une forme de scepticisme»
Hausse des prix et pénurie dans le parc privé, parc social sous tension, le tout aggravé par la crise immobilière qui sévit depuis 2022… Cette saturation à tous les étages alimente une funeste tendance : la progression du mal-logement. «Celui-ci est une toile de fond de long terme, qui s’étend actuellement, rappelle Manuel Domergue. A l’envolée des coûts se greffent une précarisation et un morcellement croissants des parcours professionnels, ainsi que des trajectoires de vie plus accidentées (séparations, gardes alternées, mobilités contraintes…). «Ce cumul des ruptures se paie : on voit grossir la part des exclus du logement.» Les chiffres du rapport 2023 de la Fondation Abbé-Pierre en témoignent. 4,2 millions de personnes sont mal-logées en France. En détail, 1,1 million de personnes sont privées de logement personnel, dont 330 000 sont sans abri (contre 143 000 en 2012) ; 1,8 million vivent dans des logements très inconfortables et dégradés ; et 1,1 million en situation de surpeuplement accentué. En incluant la précarité énergétique, les menaces d’expulsion ou le surpeuplement modéré, le total atteint 12 millions de personnes !
Certes, les solutions sont connues : construction de nouveaux logements, rénovation des anciens, encadrement des loyers, aides à la primo-accession. Elles sont aussi coûteuses. Manifestement trop pour l’Etat, à en juger l’évitement organisé par les derniers gouvernements. «Depuis 2017, on constate un désintérêt clair, doublé d’une forme de scepticisme : la crise ne serait pas si grave, et ses victimes – les jeunes, les étrangers, les précaires… – peu prioritaires», regrette Manuel Domergue de la FAP. «La politique du logement, déléguée à Bercy, est traitée de façon budgétaire», ajoute l’urbaniste François Rochon, qui note un paradoxe quant à son financement : «Les élites politiques, pourtant souvent issues de la finance, n’ont pas su ou voulu produire d’innovation financière à la mesure des besoins. Depuis le prêt à taux zéro, inventé en 1995, rien… On laisse les acteurs du secteur au pied du mur.»
«Débouchés naturels de la finance solidaire»
Et si, justement, une finance alternative les aidait à le franchir ? Et si, en mobilisant les deniers confiés par les Français aux fonds solidaires, via l’épargne salariale essentiellement, on bâtissait, rénovait et logeait les exclus ? Sur le terrain, cette idée-là est en marche. «Le logement et l’hébergement social figurent, de longue date, parmi les débouchés naturels de la finance solidaire, confirme Thierry Sibieude, président de Fair, le collectif des acteurs de la finance solidaire. Celle-ci est très compatible avec le temps long qu’exigent ces modèles.» Un schéma domine : celui de la foncière solidaire, qui achète des terrains à bâtir ou des immeubles pour les louer sous les prix du marché, souvent en s’associant à des associations locales ou des maîtres d’ouvrage d’insertion. Elle peut aussi prêter, à taux bas, aux acteurs de terrains et aux particuliers. Selon le Zoom 2024 de Fair, sur les 3,8 milliards d’euros de stock d’investissement solidaire recensés fin 2023 au niveau national, 922 millions l’étaient dans des foncières solidaires, soit 24%. Si l’on ajoute les solutions à destination des personnes âgées (résidences seniors et Ehpad non lucratifs), on atteint 1 milliard d’euros investis dans le logement.
«L’immobilier solidaire n’est pas un investissement très lucratif mais il est peu risqué. Et puis il est animé par des acteurs historiques, à la réputation solide, et il a un impact très concret. Cela rassure et séduit les investisseurs», explique la cofondatrice de la plateforme d’investissement Lita.co, Eva Sadoun. Depuis ses débuts, 15 millions d’euros (sur un total de 150 millions) y ont été levés auprès de particuliers en faveur de projets de logements. Dernier exemple en date : 400 000 euros investis dans Bien commun, une coopérative qui rénove des immeubles dans des petites villes et villages d’Occitanie pour y louer des logements à tarifs abordables.
«Des dynamiques positives qui convainquent élus, administrations et investisseurs»
Eu égard à la demande, les acteurs prospèrent. «Les foncières solidaires se multiplient, témoigne Emmanuel Gautier, gérant de fonds solidaires chez Mirova. On reçoit un nouveau projet par semaine.» Outil financier pionnier, créé dès 2006, ce fonds totalise 64 millions d’encours fléchés vers une dizaine de foncières, parmi lesquelles Familles solidaires, Habitat et Humanisme ou encore la Fondation pour le logement social. Mères isolées, jeunes travailleurs, handicap, seniors dépendants… «Le spectre des projets et des publics cibles s’est diversifié, souligne Emmanuel Gautier, mais un principe demeure : remettre l’humain au cœur et promouvoir des solutions pragmatiques. A chaque fois, l’ingénierie immobilière va de pair avec un accompagnement social.»
Certes, la finance solidaire, malgré une solide croissance, draine des volumes minuscules au regard des besoins du secteur. Mais ces moyens réduits la forcent à viser juste. C’est même son atout : agir dans les interstices, distribuer ses investissements de niche aux bons endroits, façon acuponcture urbaine. Elle cible les zones tendues, les centres-villes, les bassins d’emploi, facilitant la réinsertion des personnes logées et réintroduisant de la mixité sociale. Et puis elle n’est pas seule : «Les fonds solidaires apportent les fonds propres (environ 20 à 30%), l’Etat et les collectivités abondent via des subventions (environ 30%), et le prêt bancaire, servi par la Caisse des dépôts notamment, complète le tout», détaille Emmanuel Gautier. «La finance solidaire a un effet levier, confirme Thierry Sibieude de Fair. Elle crée des dynamiques positives qui convainquent élus, administrations et investisseurs.» Innovante, elle montre aussi des chemins alternatifs. «La finance solidaire ne va pas résoudre la crise du logement, mais elle pose des démonstrations, argue Charles Le Gac, président de Soliko, foncière aux 80 millions d’euros de levée de fonds et 400 logements créés en dix ans. Le but : que ses idées soient reprises et développées par d’autres, à plus grande échelle.»
Reste qu’augmenter la voilure décuplerait ces effets d’entraînement. «Le défi quantitatif est réel, souligne Charles Le Gac. Proposer du logement dans les zones tendues coûte cher. Un appartement pour une famille à Paris, par exemple, c’est 400 000 euros, juste pour l’acquisition.» «La finance solidaire a besoin de soutien public», plaide Thierry Sibieude, qui appelle à des politiques d’incitation aptes à «doper les revenus et les rendre acceptables pour des investisseurs qui ne sont pas gloutons mais ont des limites». «Les foncières solidaires permettent aujourd’hui une réduction d’impôt de 25% du montant de l’investissement. L’Etat pourrait porter ce taux à 40%», suggère Eva Sadoun de Lita.co. Mieux dotés, les acteurs du logement solidaires pourraient élargir leur offre, aux zones rurales par exemple, et continuer de lutter, pied à pied, contre le mal-logement français.
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