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Le 26 janvier, il appelait à «faire battre l’extrême gauche à Villeneuve-Saint-Georges», estimant qu’«aucune commune de France ne mérite d’avoir à sa tête un maire de La France insoumise». Rebelote une semaine plus tard, puisqu’il s’est réjoui de «la défaite sévère qu’a subie Louis Boyard», présentée comme «une bonne nouvelle pour les habitants, mais aussi pour tous les Français attachés à la République et à une certaine idée de la politique». Ces commentaires de Bruno Retailleau à propos de l’élection municipale anticipée de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne) ont beaucoup fait réagir sur le réseau social X. Que ce soit après le premier tour – qui s’était tenu le dimanche 26 janvier – ou à l’issue du second tour – qui s’est conclu dimanche 2 février, par une victoire de Kristell Niasme, la candidate des Républicains –, ces deux messages perçus comme autant d’immixtions dans le débat démocratique ont été vivement reprochés au ministre de l’Intérieur.
La critique tient à la réserve à laquelle Bruno Retailleau serait tenu en raison de sa fonction, à la tête du ministère en charge de l’organisation et du bon déroulement des élections. D’autant que le compte X sur lequel figurent ces publications est celui sur lequel il se présente comme ministre de l’Intérieur, et qu’il utilise pour communiquer sur ses activités ministérielles. «En tant qu’organisateur des élections, le ministre de l’Intérieur ne devrait pas être perçu comme favorisant un candidat durant la période pré-électorale», commentait ainsi Seydi Ba, avocat pénaliste, par ailleurs conseiller municipal à Orly (Val-de-Marne), le 26 janvier, sur X toujours.
Même blâme dans la bouche de Cyrielle Chatelain, cheffe des députés écolos, sur LCP : «Un ministre de l’Intérieur qui est garant du bon fonctionnement des élections n’a pas à donner son avis.» De Claire Lejeune, députée LFI, sur X : «Un ministre de l’Intérieur, chargé de l’organisation des élections, ne devrait pas dire ça.» Ou de Nathalie Oziol, députée LFI, sur X encore, fustigeant «l’ingérence du ministre de l’Intérieur dont ce n’est pas le rôle de donner son avis sur un candidat à une élection». Quant à celui que Bruno Retailleau entendait «faire battre», le candidat insoumis Louis Boyard, il s’est fendu d’un message pour prendre acte des résultats, tout en dénonçant ces mêmes «ingérences».
Ne comptez pas sur moi pour porter un discours de défaite ce soir. Je veux porter un message d’espoir.
Tout d’abord : merci à tous les villeneuvois. Merci à tous ceux qui ont voté pour nous. À toutes celles et ceux qui ont porté notre projet.
En 2020, la gauche rassemblée… pic.twitter.com/yuxlpAuVEF
— Louis Boyard (@LouisBoyard) February 2, 2025
Existe-t-il vraiment des règles et obligations que le ministre enfreint en prenant ainsi position ? Pour ce qui est des membres du gouvernement, il n’existe pas d’équivalent à l’obligation de neutralité, prévue dans le code de la fonction publique, qui s’impose aux agents publics dans l’exercice de leurs fonctions. Et rien ne distingue non plus le ministre de l’Intérieur des autres membres du gouvernement.
Contacté, le cabinet de Bruno Retailleau fait valoir que «le ministre de l’Intérieur n’est pas un fonctionnaire soumis en tant que tel au devoir de neutralité. Par conséquent, il est libre d’exprimer ses opinions politiques, de soutenir des candidats et même d’être candidat lui-même à une élection. Ce qui ne remet en rien en cause l’objectivité des services administratifs placés sous son autorité chargés de l’organisation des élections».
Un cadre existe néanmoins. En l’absence de texte de loi, il est pour l’instant admis de se référer aux circulaires prises, en amont des principales séquences électorales, par le Secrétariat général du gouvernement (l’organe administratif coordonnant les travaux de l’exécutif). La circulaire la plus récente remonte à février 2022, «à l’approche de l’élection présidentielle et des élections législatives» qui se sont déroulées cette année-là. Le texte rappelle que la parole gouvernementale est concernée par la période de réserve inhérente aux élections, et note qu’il convient dès lors «de distinguer entre ce qui relèverait de la communication destinée à expliquer et à accompagner l’action publique […] et ce qui relèverait de la propagande électorale». Une injonction adressée à l’ensemble des ministres, ministres délégués et secrétaires d’Etat – mais jamais spécifiquement au ministre de l’Intérieur en tant que garant du bon fonctionnement des élections.
Pour les prochaines élections municipales, organisées à l’échelle nationale en mars 2026, une période de réserve s’ouvrira dès septembre 2025, six mois avant le scrutin. Les mêmes principes sont valables pendant toute «période pré-électorale», y compris autour d’une élection anticipée telle que celle qui s’est tenue à Villeneuve-Saint-Georges les deux derniers week-ends. Reste qu’il ne s’agit nullement d’obligations pourvues d’une valeur contraignante, mais qu’on parle ici d’une «tradition républicaine» qui n’a pas plus de force qu’un usage.
Dans la circulaire, les ministres sont notamment appelés à ne pas recourir aux moyens de l’Etat afin de faire campagne, pour eux-mêmes ou pour un candidat qu’ils soutiennent, que ce soit dans le cadre de leurs actions de communication ou de leurs déplacements. On y lit ainsi qu’un ministre «ne doit pas intervenir dans la campagne électorale ou apporter un soutien à un candidat lorsqu’il s’exprime “officiellement”, c’est-à-dire en sa qualité d’autorité gouvernementale. Ceci conduit à devoir séparer du mieux qu’il est possible l’action du membre du gouvernement des prises de position qu’il peut avoir en tant que responsable politique».
La circulaire envisage également la question des réseaux sociaux. «Il est contraire aux règles applicables à la communication en période électorale de diffuser des messages liés à la campagne électorale sur un compte Twitter [désormais X, ndlr] officiel, qui est tenu et géré avec des moyens (personnels, équipement) financés par l’Etat. Le compte Twitter officiel d’un ministre ne peut donc pas comporter de message qui constituerait une implication dans la campagne électorale.» En outre, «si un ministre dispose d’un compte Twitter personnel qui serait utilisé à des fins politiques, ce compte […] doit être présenté de telle manière qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur son caractère personnel et privé, distinct d’un compte officiel».
Pour le cabinet du ministre de l’Intérieur, la restriction ne s’applique pas en l’occurrence, puisque «ce n’est pas le compte du ministère, mais celui de Bruno Retailleau». Et même s’il l’utilise pour «relayer son activité ministérielle», ce compte reste «personnel», d’autant qu’il existe «depuis 2012».
L’avocate Alexandra Aderno défend le point de vue inverse. Bruno Retailleau «parle en sa qualité de ministre», sur son compte X officiel, certifié «compte gouvernemental», et où il se présente uniquement comme ministre de l’Intérieur, relève l’intervenante en droit électoral. Auprès de CheckNews, elle estime donc qu’avec les deux tweets litigieux, le ministre s’est prononcé «en faveur d’une candidate», a valorisé «son action politique», alors que le ministre doit normalement veiller «à ne pas apporter, au titre de sa fonction officielle, un soutien trop visible à un candidat». Néanmoins, puisqu’il n’existe aucun moyen de l’y contraindre, le locataire de Beauvau pourrait tout au plus recevoir un rappel à l’ordre de la part des services du Premier ministre ou du Secrétariat général du gouvernement. Interrogés à ce propos, ni Matignon ni le SGG n’ont donné suite. Le cabinet de Bruno Retailleau indique qu’aucun des deux organes ne s’est manifesté après la publication des tweets en question.
«Le seul vrai risque que fait peser Bruno Retailleau, c’est sur la légitimité de l’élection», souligne Alexandra Aderno. Autrement dit, «le risque serait de faire sauter les élections à Villeneuve-Saint-Georges». De fait, si un candidat intentait un recours pour contester les résultats de l’élection, il pourrait faire valoir que ces résultats ont été influencés par les positions officiellement affichées par le ministre, et donc que ses prises de parole «étaient de nature à altérer la sincérité du scrutin». Mais en pratique, le juge électoral considère que c’est le cas uniquement si l’écart entre le nombre de votes obtenus par chacun des candidats est faible. «En l’occurrence, le risque est plus que minime en raison du très fort écart de voix», analyse l’avocate. La liste conduite par Kristell Niasme a récolté 2 399 bulletins, contre 1 897 pour celle de Louis Boyard.
L’affichage aussi clair d’une consigne de vote reste inédit de la part d’un ministre de l’Intérieur. A noter que quatre autres ministres du gouvernement Bayrou issus des rangs de LR, François-Noël Buffet, Véronique Louwagie, Yannick Neuder et Sophie Primas, se sont abstenus de tout commentaire. Annie Genevard, ministre de l’Agriculture, s’est contentée de féliciter Kristell Niasme. Seul Philippe Tabarot, en charge des Transports, s’est réjoui du «message» envoyé par les habitants de Villeneuve-Saint-Georges «en rejetant LFI et ses promesses de désordre».
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