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Quand on se dit, alors que le générique de fin approche, que le seul moment rafraîchissant de la cérémonie c’était Zaho de Sagazan et son discours un peu embarrassé et cafouilleur – le même qu’elle nous a servi quatre fois l’an dernier –, que le seul moment un peu vivant et pas complètement attendu, c’était la prestation, pourtant assez sage, de la rappeuse Shay ; quand on se surprend à pouffer à une blague de Gad Elmaleh («Quand on regarde la cérémonie à la télé, on se dit que c’est long, mais quand on la regarde en vrai… on se dit que c’est long»), ou quand on constate que, de toutes les remises de prix, le discours le plus ouvert, passionné et politiquement concerné aussi, était celui de Thomas Jolly pour les cérémonies d’ouverture et de clôture des JO de Paris 2024, on mesure le niveau général de défaite. Cette année aux Victoires de la Musique, rien ne dépassait. Un gros machin lisse et brillant solidement amarré au sol, pas le monolithe noir de 2001 l’Odyssée de l’Espace, plutôt un grand congélateur qui ronronne, avec distributeur à glaçons. Fini les approximations de l’an dernier, le côté bonne franquette semi improvisée, le mea culpa au rap, célébré jusqu’à la nausée après des années de mépris total. En 2025, pour leurs 40 ans, les Victoires sont revenues dans leurs charentaises, reléguant à quelques exceptions près (Shay, Tiakola absent) les «musiques urbaines» à quelques apparitions symboliques, un 113 mou, Joey Starr en caricature de lui-même, un Gims poli, comme si le sursaut de l’an dernier avait finalement été trop brutal.
Des Victoires qui ont donc célébré la performance, l’amour, la réussite, l’émotion, la puissance et Spotify, mais surtout surtout surtout la variété éternelle, immémoriale, inoxydable, les chansons connues pour être célèbres et les artistes-phénomènes qui n’étaient pourtant «rien, personne, totalement inconnus il y a encore deux ans». Symbole s’il en faut un de ce raout baignant dans le grand formol de l’éternité : Pierre Garnier, annoncé vainqueur, reparti vainqueur, produit tout frais sorti du moule de la Star Academy, genre de Vianney déguisé en SCH par une équipe aux petits oignons, beaucoup de mal à aligner deux phrases mais qu’importe puisqu’il remplit un Zénith. A un moment, on ne sait déjà plus quand, son staff monte sur scène avec lui, on dirait de jeunes entrepreneurs, des types qui tournent des vidéos à 300k pour Chanel ou Guerlain et prennent un break en février pour aller faire du snowboard à Avoriaz.
Peu après, à moins que ce ne soit avant, Léa Salamé, toujours à deux doigts de s’envoler, comme un ballon plein d’hélium carburant à coups de « Merci, merci, merci, et encore merci », présentait Justice comme «ambassadeurs de la French Tech dans le monde entier». Ailleurs, le lapsus aurait été hilarant, mais ici, ce n’était pas un lapsus. On était bien là pour célébrer la technologie, la mise à plat de tout, le règne du contenu, le lissage généralisé, la musique-robinet (Spotify, cité une demi-douzaine de fois de façon appuyée avant d’être présenté comme sponsor à un moment où plus personne ne faisait attention) à tel point que très vite, tout devenait flou, interchangeable.
Ce n’est pas uniquement la fatigue : un parfum uniforme flotte au-dessus de l’ensemble, une Seine musicale massivement arrosée de glutamate dans laquelle barbotent des petits personnages pleins de gratitude, les cheveux bien mis et les voix bien placées. Est-ce le présent ou un magnéto ? Sont-ce bien Aliocha Schneider et Charlotte Cardin ? Ou Raphaël et Carla Bruni ? Plus tard, voilà effectivement Carla Bruni, mais puisqu’elle bêle en duo avec Voulzy, serait-ce peut-être Souchon avec une perruque ? Il y a deux Pierre sur scène, un Serge Lama jeune, un Serge Lama vieux, des gens qui reprennent d’autres gens assis dans la salle qui eux-mêmes ne sont pas certains de reconnaître les gens qui les reprennent ni même leur propre chanson (soutien à toi, Eddy Mitchell) – et dans tout ce magma, c’est à Lucky Love que revient la lourde tâche d’endosser le rôle de l’artiste engagé et inclusif de la soirée, mis en scène comme tel et validé par la machine, équivalent 2025 de Hoshi et sa troupe de danseurs-manifestants aux pancartes vides (mais si, 2020, les 35 ans des Victoires, souvenez-vous). Un bras en moins, homo, chantant contre la masculinité toxique et livré avec sa ribambelle de revendications qui se succèdent à l’écran à une vitesse si étourdissante qu’elles se confondent toutes : non au validisme, au racisme, à l’homophobie, au patriarcat, au fascisme, à la sérophobie, etc. Avant une grosse pelle en bonne et due forme à l’un de ses danseurs parce que quand même c’est la fête de l’amour, et n’oublions pas que les Victoires, c’est la variété, et la variété, c’est l’amour.
On se remercie jusqu’au vertige, tout devient historique, dingue, truc de fou, bel univers, belle personne, bravo, on est bluffés. Des tours de compliments qui montent tellement haut qu’ils ne veulent plus rien dire et qu’on en vient à raconter n’importe quoi. «Ce métier, quand même, c’est dur», entend-on à deux, trois reprises par des têtes d’affiches surconfirmées. La vraie dureté du monde elle, ne réussit à s’infiltrer dans la fête que par des micro fissures, quand Solann dit qu’elle a la chance de faire ce métier et d’en vivre alors que d’autres sont occupés à survivre et adresse son soutien à l’asso humanitaire Utopia56, ou quand Thomas Jolly, après presque huit heures de direct, évoque enfin les coupes inquiétantes dans les budgets de la culture, sous pression de la petite musique qui indique que le temps de parole est dépassé et qu’il faut faire de la place pour le suivant qui attend son tour dans le robinet.
Le recours à la nostalgie, aux heures dorées, sonne désespérément creux : les magnétos sont aberrants, mal choisis, qu’il s’agisse de Françoise Hardy («Oh la la mon pull est à l’envers») ou Sylvie Vartan (à la question «Qu’est-ce que vous apportez de nouveau ?» : «Euh je crois des chansons à danser»), et même l’hommage à DJ Mehdi est terni par une version laborieuse de Tonton du bled, chantée comme sur un parking de supermarché pour une promotion sur les filtres à cartouche pour spa et piscine, sans réel entrain et un peu embarrassé. A bout de tout, la cérémonie tente même d’évoquer, déjà, son propre passé : aux deux tiers de l’émission on a droit à un magnéto des meilleurs moments du temps écoulé, histoire de revoir Pierre Garnier chantant sur un escabeau au milieu d’une pile d’escabeaux (ça voulait dire quoi au juste ? Qu’il en avait esquinté vingt-cinq avant de réussir à en déplier un ?) ou Alain Souchon, sous substances (Alain Sous Speed?), manquant de mourir sur scène en déclarant la cérémonie ouverte à coups de jappements incontrôlés ?
A tout ça, la seule réponse valable se trouvait dessinée sur le crâne de Philippe Katerine : une fenêtre ouverte comme pour dire qu’il était urgent d’aérer, comme pour nous encourager à, vite, ouvrir grand et se tirer loin de cette messe d’un autre âge qui persiste à se foutre de la diversité de notre scène musicale et des difficultés de plus en plus écrasantes qu’elle rencontre et n’aspire qu’à garder la machine intacte, en parfait état de marche, ce beau congélateur qui ronronne sur un gazon parfaitement taillé et qui dispose d’un distributeur à glaçons. Mettez-en une poignée dans un bol, laissez fondre, vous aurez le programme de l’an prochain. Les Victoires de la Musique, si elles ont cette année montré qu’elles étaient faites pour durer, ont aussi clairement et définitivement prouvé qu’elles sont, au-delà du léger sursaut ponctuel et un brin intéressé, résolument incapables de changer.
Artiste féminine : Zaho de Sagazan
Artiste masculin : Gims
Révélation féminine : Solann
Révélation masculine : Pierre Garnier
Révélation scène : Yoa
Album : Recommence-moi de Santa
Chanson originale : Ceux qu’on était de Pierre Garnier
Concert : Cérémonies d’ouverture et de clôture des Jeux olympiques et paralympiques d’été – Production : Paris 2024
Création audiovisuelle : DJ Mehdi : Made in France – Réalisateur : Thibaut de Longeville
Victoires d’honneur : Sylvie Vartan et Eddy Mitchell
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