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13 février 2022. Quatre générations sont réunies autour d’un gâteau d’anniversaire à Kyiv. Au centre, Stefy, la petite dernière qui souffle ses deux bougies, entourée de sa mère Sasha et de sa grand-mère Svitlana. Il y a même son arrière-grand-mère Valya, venue tout spécialement de Marioupol, au bord de la mer Noire, où toute sa vie se trouve, comme elle aime à dire. «Elle ne sait pas qu’elle ne rentrera pas», prédit la voix off, celle de sa fille, Svitlana, qui réalise le documentaire au féminin pluriel Marioupol, trois femmes et une guerre, diffusé sur Arte, dans sa série «Génération Ukraine». Les discussions sont vives. Sasha est persuadée qu’il n’y aura pas la guerre, malgré les menaces qui s’amoncellent.
Dix jours plus tard, l’invasion a commencé, et les vies de ces femmes vont être bouleversées à tout jamais, alors que Marioupol, où elles ont grandi, est une des cibles des Russes. La cité détruite, bientôt conquise, est exemplaire des lignes de fracture de la société : si la majorité de la population est ukrainienne, la majeure partie des habitants parlent russe à la maison et ont grandi en URSS. C’est le cas de ces femmes, avec forcément son lot de sentiments partagés, pour ne pas dire contradictoires. Valya, née juste après la Seconde Guerre mondiale, rêve et cauchemarde en russe, tout en se sentant profondément «terrienne», tandis que sa fille, née en 1970, rêve de liberté pour le pays, et que Sasha, 29 ans, qui a pourtant grandi dans une Ukraine enfin indépendante, ne se reconnaît pas dans la culture de ce «nouveau» pays et ne parle que russe à sa fille.
Allez comprendre… C’est la subtilité, tout en sous-textes, de ces 90 minutes que d’explorer les troubles identitaires mis à jour, à nu, avec cette guerre qui a provoqué une déflagration dans les intimes convictions de chacune. Au fil d’un conflit qui les éloigne et les rapproche, dans un paradoxal double mouvement, toutes les trois plongent dans leur passé respectif, histoire peut-être d’essayer de se trouver une raison d’espérer en l’avenir. Et chacune ressort de cette apnée avec, là encore, des conclusions qui disent leurs différences.
Du haut de ses 75 ans, Valya se souvient de sa propre grand-mère, cosaque ukrainienne, et d’une vie à la dure à la campagne, avec pour seul horizon les objectifs des kolkhozes. Mais au moment de partir d’Ukraine, pour rejoindre, en Angleterre, Sasha et la petite Stefy qui ont quitté le pays dès les premiers bombardements, pas question pour elle de s’encombrer de souvenirs, hormis une petite cuillère. Née dans la douleur, «aux forceps», Svitlana se revoit, elle, se mariant à Marioupol en 1991, entourée d’amis qui ironisent sur le «régime soviétique qui avance sereinement à grand pas». «Ivres de joie, nous disons au revoir à notre passé totalitaire, mais nous ne savons pas à quel point ce passé est attaché à notre identité», analyse-t-elle un peu plus de trente ans plus tard, pointant le fait qu’elle a été marquée par ces stigmates, notamment la peur de se démarquer de la masse. Quant à Sasha, réfugiée à Londres, elle traverse une terrible crise existentielle.
Constant va-et-vient entre différentes époques, entre plusieurs lieux, entre de multiples sources (images en noir et blanc, photos d’archives, images d’actualité…), la manière chaotique d’entremêler ces trois parcours de vie labyrinthiques colle au propos psychanalytique qui interroge en creux l’identité d’un peuple soudé dans l’adversité. Etrange séquence de Poutine, qu’on revoit au détour d’un jour de l’an filmé en famille à Marioupol, en 2007, parlant à la télévision d’intégrité territoriale, de peuple uni… Quinze ans plus tard, à Kyiv, dans le métro devenu abri d’infortune, l’ambiance n’est plus à la fête. Et cette fois, c’est Zelensky qui, dans le poste, galvanise les troupes, et vante l’effort de guerre… Avec un seul mot d’ordre : la victoire.
En attendant une hypothétique happy end, les trois femmes repensent à Marioupol, ce bout de terre qui fut le leur et n’existe plus. «Il ne me reste plus qu’un passeport, celui d’un pays fatigué par les nuits blanches, qui tremble au moindre son trop brusque, aux yeux vides et aux villes couvertes de cendre.» Et Svitlana de conclure, dans un long plan séquence final, entrecoupé d’images d’un cadavre et de bâtiments en feu, où l’on suit la documentariste, une valise à la main qui sort de la gare de Kyiv, avec deux soldats marchant juste devant elle : «Moi je reste ici.»
A découvrir sur arte.tv.
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