:quality(70)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/MWJT6WVSNFBRVDVRES3ZI4TAEA.jpg)
Ce jeudi 27 février, le temps s’est figé dans le sud-est de la Turquie. Cela faisait plusieurs semaines que «l’appel du siècle», préparé dans le plus grand secret par le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Ocalan, était attendu avec impatience. Il a été rendu public lors d’une conférence de presse, diffusée sur des écrans géants dans les villes à majorité kurde de Diyarbakir et de Van, mais également dans le nord de la Syrie et de l’Irak.
Fruit d’un cycle de négociations entamé depuis plusieurs mois avec des représentants de l’Etat turc et des figures du mouvement politique prokurde DEM – anciennement HDP –, l’annonce d’Abdullah Ocalan, dont les termes n’avaient pas filtré depuis sa rédaction, a eu l’effet d’un coup de tonnerre. Zana R., 50 ans, s’est rendu sur la place centrale de Diyarbakir, afin d’assister «à ce moment historique». Il raconte : «Il y avait beaucoup de monde, le moment était très émouvant. Après la lecture de la déclaration, nous étions tous en état de choc. Beaucoup étaient démoralisés, certains en larmes», explique-t-il. Avant de poursuivre : «Des slogans à la gloire du PKK ont été repris par la foule, il était difficile de croire que nous venions d’assister à une déclaration de dissolution. J’imagine que beaucoup avaient du mal à encaisser la nouvelle.»
Dîlan (1), 38 ans, également présente à Diyarbakir, ne cache pas sa stupéfaction : «Nous nous attendions à un appel au désarmement, mais pas à une dissolution de l’organisation. Je n’imaginais pas qu’une telle décision, après quarante-sept ans de lutte armée, pourrait être prise sans un congrès exceptionnel. Je peine à décrire mes sentiments. Je ressens beaucoup d’amertume, je suis en état de choc, qu’allons-nous gagner ?» questionne-t-elle.
Omer. D, militant infatigable de la cause kurde, veut se montrer pragmatique : «Le PKK était devenu un épouvantail en Turquie, et servait à justifier une répression féroce contre notre peuple et ses représentants, avec un usage disproportionné de la force. Je considère que le recours à un processus de lutte armée n’était désormais plus efficace. Aussi, je pense que c’est une décision raisonnable.» Même s’il ne cache pas ses nombreux doutes quant au futur de la région : «Quel avenir s’offre à nous désormais ? La Turquie acceptera-t-elle de s’engager sur une voie qui embrassera toutes les composantes ethniques et politiques [du pays] ? J’espère qu’il y aura des développements positifs, mais j’en doute. Jusqu’à présent, Erdogan n’a pas envoyé un seul signal positif. Veut-il vraiment la paix ?»
Une crainte largement partagée par la population kurde de Turquie. Et pour cause : pendant que les négociations avec Abdullah Ocalan se poursuivaient, plusieurs maires et co-maires du parti prokurde DEM, démocratiquement élus, étaient démis de leurs fonctions et remplacés par des administrateurs nommés par le pouvoir. Ce fut le cas il y a quelques jours des élus de la ville de Van, accusés d’être liés au Parti des travailleurs du Kurdistan.
A lire aussi
Pour Polat, 42 ans, habitant d’un village détruit par l’armée turque dans les années 1990, «il y a beaucoup d’anxiété et de peur. Parce que jusqu’à présent, les Kurdes n’ont rien obtenu en termes de droits et de libertés. Les millions de Kurdes de ce pays doivent obtenir une reconnaissance au cours du siècle à venir, sinon, l’histoire est vouée à se répéter. La Turquie devra faire des pas dans ce sens, et nous verrons dans la période à venir si ceux-ci satisferont l’opinion publique kurde. Mais pour l’heure, nous avons du mal à trouver un motif d’espoir.»
Militant kurde de longue date, Mehmet Ekinci, habitant de la ville de Batman, s’interroge aussi sur les coulisses de cette décision. «Rien n’est clair. Nous sommes dans l’attente, les zones d’ombre sont très nombreuses, dit-il. Le PKK ne peut se dissoudre sans des garanties claires pour le peuple kurde ni sans une implication en ce sens des grandes puissances. Or, nous ne savons rien, c’est très déstabilisant.»
Un de ses compagnons, ayant requis l’anonymat pour des raisons de sécurité, va plus loin : «La personne qui mène ce pays en tant que Président, Recep Tayyip Erdogan, n’a pas démocratisé la Turquie, il a fait précisément le contraire. Comment cet homme pourrait-il contribuer à apporter une paix durable à une région marquée par un siècle de conflit ?» Mehmet Ekinci reprend : «J’imagine qu’avec cette déclaration, Ocalan a voulu montrer qu’il était en mesure de prendre l’initiative. La balle est maintenant dans le camp du gouvernement, et la question est de savoir ce qu’il va en faire. Si le pouvoir turc s’implique et avance dans le bon sens, alors cela fonctionnera. Si ce n’est pas le cas, alors je pense que ce chemin vers la paix ne se concrétisera pas.»
Pour autant, dans le sud-est de la Turquie marqué au fer rouge par des décennies d’un conflit sanglant, beaucoup disent toutefois avoir bon espoir qu’une paix durable puisse, à court terme, se construire. Milet, 46 ans : «J’espère que le PKK ira au bout de la démarche, déposera les armes et se dissoudra, estime Milet, 46 ans. Ce message nous donne de l’espoir. Les nombreuses familles dont les enfants ont rejoint la guérilla dans les montagnes d’Irak seront certainement rassurées, et j’espère qu’ils pourront se retrouver très vite. Le sang a coulé pendant trop longtemps, et il est tant que cela cesse.»
(1) Le prénom a été modifié.
Leave a Comment