Pierre Moscovici à la Cour des comptes : une méthode qui sème le trouble

Pierre Moscovici à la Cour des comptes : une méthode qui sème le trouble

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C’est un petit monde niché au cœur de Paris, à deux pas du Louvre et de la Concorde, où se côtoient Arnaud Bontemps, cofondateur avec Lucie Castets du collectif Nos services publics, d’ex-ministres comme Agnès Buzyn ou Vincent Peillon, d’anciens directeurs de cabinet de tous bords et des présidents de prestigieuses institutions. Une “maison”, comme l’appellent ses membres, où un trentenaire adepte de l’écriture inclusive peut travailler avec un ambassadeur en fin de carrière tenant d’une langue plus classique. Longtemps, la Cour des comptes, cette “vieille dame” de la République, a chéri la discrétion. Désormais, sous l’impulsion de Pierre Moscovici, son Premier président, elle s’invite, parfois avec fracas, dans le débat public. Le 20 février, elle a dévoilé son “rapport flash” sur les régimes de retraite, balayant l’hypothèse d’un “déficit caché” défendue par le Premier ministre. Le 17 mars, dans son rapport annuel, elle jugera sans concession les politiques gouvernementales en faveur de la jeunesse. Dans l’intervalle, on l’aura entendue (ou lue) sur la Fédération française de cyclisme, l’innovation en matière agricole ou l’aéroport de la Réunion. Une visibilité qui ne va pas sans remue-ménage, les uns reprochant à la Cour de faire “trop de politique”, les autres s’inquiétant qu’à vouloir trop publier, elle fasse mal.

Depuis sa nomination en 2020, Pierre Moscovici a entrepris une vaste réforme baptisée “Juridictions financières 2025”. Elle tient en quelques idées fortes : faire davantage d’évaluations de politiques publiques, mieux coller à l’actualité en effectuant les contrôles plus rapidement, publier l’intégralité des rapports. L’ancien ministre socialiste entend profiter de la réputation flatteuse dans l’opinion publique de l’institution et de ses 380 magistrats pour la faire bouger. “Dans un contexte d’interrogation sur la sincérité des chiffres et de défiance envers les gouvernants, les Français se tournent vers une institution qu’ils connaissent et respectent. Il y a un momentum de la Cour”, avance-t-il.

Mais beaucoup, à l’intérieur comme à l’extérieur, le soupçonnent d’utiliser ce plan pour mieux nourrir ses ambitions et son envie de peser dans la vie politique. “Dire notre mission, c’est informer le citoyen, et éclairer le débat public, c’est déjà faire de la politique”, note un magistrat. D’autres l’ont observé, lors de ses interventions médiatiques, commencer par rappeler qu’il est tenu à “une stricte neutralité” du fait de “ses fonctions actuelles”, pour mieux disserter ensuite sur des sujets d’actualité, parfois très loin du champ de compétences de la Cour. Récemment, invité à présenter le rapport sur les retraites, il s’est ainsi autorisé quelques incursions sur l’Ukraine. Pas franchement incongru pour celui qui a été, durant cinq ans, commissaire européen, mais en décalage avec le devoir de réserve des membres de la Cour des comptes.

Au sein de la “maison”, beaucoup regarderaient cette mise en avant personnelle avec une indulgence teintée d’une légère moquerie si les actes du Premier président n’avaient parfois pour conséquence de placer la Cour dans une situation politique délicate. L’épisode du rapport sur “la lutte contre l’immigration irrégulière” a laissé des traces. En décembre 2023, la Cour des comptes annonce une conférence de presse sur le sujet, sans mesurer à quel point le rapport cogne avec l’actualité politique. Au Parlement, la Macronie se déchire autour d’un projet de loi sur l’immigration, l’issue de la commission mixte paritaire prévue quelques jours plus tard est incertaine. Que faire ? Cette fois, Pierre Moscovici décide de ne pas “éclairer le public”, et encore moins les parlementaires, il repousse la publication du rapport au début de 2024. En mai 2023, déjà, un rapport sur “les soutiens publics à l’élevage bovin” avait défrayé la chronique, en donnant le sentiment de prendre position sur des choix qui ne relèvent pas de la compétence de l’institution. “La Cour des comptes préconise de baisser le nombre de bovins en France pour réduire l’empreinte carbone”, avait ainsi titré une radio généraliste. Ambiance dans les fermes françaises…

Le Premier ministre François Bayrou tient le rapport de la Cour des comptes sur le système de retraite, le 20 février 2025 à l'hôtel Matignon à Paris
Le Premier ministre François Bayrou tient le rapport de la Cour des comptes sur le système de retraite, le 20 février 2025 à l’hôtel Matignon à Paris

A trop vouloir aller sur des plates-bandes qui ne sont pas les siennes, n’y a-t-il pas un risque d’écorner la réputation de l’institution et la “magistrature d’influence” qu’elle exerce ? L’autorité de la Cour n’est pas coercitive, elle est bien plus subtile. “Son pouvoir réside dans le simple fait qu’elle existe”, souligne un magistrat qui a fait carrière à coups d’allers-retours entre la rue Cambon et la haute fonction publique. Tous les décideurs le reconnaissent : au moment d’effectuer un achat ou de choisir un prestataire, la perspective d’un éventuel contrôle de la Cour constitue un utile rappel au respect des règles des marchés publics.

Ses préconisations peuvent aussi constituer de précieux leviers pour débloquer une situation ou mettre en lumière des dysfonctionnements que les responsables politiques feignent d’ignorer. Ainsi, le contrôle en cours à France Télévisions pourrait être l’occasion de montrer comment les injonctions contradictoires émises par les différentes tutelles rendent difficiles des réformes d’ampleur. Le rapport sur l’établissement public du Mont-Saint-Michel, encore provisoire, pointera sans doute les doublons entre ce dernier et le Centre des monuments nationaux, gestionnaire de l’abbaye, doublons que tout le monde connaît mais que personne n’a le courage de supprimer.

Frontière ténue entre contrôle et politique

Mais si la légitimité de la Cour à distinguer ce qui est “perfectible” de ce qui ne l’est pas est forte sur les comptes publics et sur des entités précises, elle l’est moins lorsqu’il s’agit d’évaluer des politiques publiques. Certes, cette mission est inscrite dans la Constitution, comme le rappelle fréquemment Pierre Moscovici, mais les contours précis de l’extension du domaine de la Cour n’ont jamais fait l’objet de débat en interne. Ils sont pourtant essentiels. Etait-il vraiment indispensable de réaliser un rapport sur “les inégalités entre les femmes et les hommes, de l’école au marché du travail”, rendu public à la fin du mois de janvier 2025, alors qu’il existe d’autres instances gouvernementales, comme le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui planchent sur ces sujets en permanence ? Comment sera perçu le rapport annuel sur l’environnement qui sera désormais rendu public chaque mois de septembre à partir de 2025 ? La frontière est ténue entre une critique portant sur la gestion financière d’un projet, incontestable compétence de la Cour, et un avis sur l’opportunité de le lancer qui relève, elle, du champ politique. “Dans une démocratie, ce sont les élus du peuple qui décident, pas les juges ou les experts”, note François Ecalle, ancien membre de la Cour, qui publie, en avril, Mécomptes publics. Conception et contrôle des politiques économiques depuis 1980 (Odile Jacob).

Derrière ces doutes, un autre apparaît : celui de la compétence des magistrats sur des sujets aussi divers que les “opérateurs de compétences” (ex-OPCA), le bataillon des marins-pompiers de Marseille ou la trajectoire financière de la Poste, pour ne citer que quelques exemples de ce début d’année. Or, les auditeurs les plus productifs effectuent quatre ou cinq rapports par an sur des thèmes nouveaux pour eux. La tâche n’est pas impossible pour ces hauts fonctionnaires habitués à analyser des situations, mais elle nécessite du temps. En voulant réduire de quinze mois en 2018 à huit mois en 2025 la durée d’une mission pour mieux coller au tempo de l’action publique, Pierre Moscovici a privé ses auditeurs d’un temps d’instruction précieux. “Il avait une vertu : lorsqu’on vous donne un sujet, vous êtes un peu comme une poule face à un couteau, mais à la fin, vous le maîtrisez”, raconte un conseiller.

Des rapports pas toujours de bon niveau

La question est d’autant plus sensible que les membres de la Cour qui ont occupé des fonctions ailleurs dans la haute administration sont positionnés pendant plusieurs années loin de ces sujets, pour éviter les conflits d’intérêts. Une évidence pour garantir l’indépendance de la Cour, mais qui ne facilite pas l’expertise alors que les thèmes étudiés deviennent de plus en plus élaborés. “Sur les politiques publiques, on a du mal à identifier les problèmes, on livre des rapports qui sont du niveau du ‘café du commerce’. Or, la complexité du monde ne le permet pas”, s’alarme un autre conseiller maître. Un récent rapport sur la psychiatrie a suscité moult critiques pour avoir voulu donner des leçons sur un sujet mal maîtrisé. D’autres sont fondés sur des raisonnements statistiques erronés.

Or la Cour a bâti sa réputation sur quelques rituels qui garantissent le sérieux de ses travaux. L’adresse est chic, dans ce Paris des marques de luxe ; elle héberge un “cercle des magistrats”, quelques fauteuils clubs installés dans la bibliothèque abritant tous les livres écrits par des membres de la Cour, mais nulle ostentation chez le commun des membres : la plupart des bureaux sont partagés, chaque magistrat tape lui-même ses rapports et rassemble les pièces justificatives de son contrôle, le “dossier liasse rapport” désormais électronique. Ici, les auditeurs sont regroupés en chambres spécialisées, les rapports sont collégiaux, donc anonymes, truffés de tableaux et de chiffres. On peut s’amuser des formules ampoulées, de ces regrets pour “un contrôle interne encore balbutiant” ou pour une “mise en œuvre à maîtriser davantage”, de ces appels à “une modernisation impérative” ou à “une nécessaire mise en cohérence”. Mais les conclusions bénéficiaient, jusqu’à récemment, d’un crédit certain.

Est-ce toujours le cas ? Depuis deux ans, tous les écrits de la Cour sont rendus publics. Soit 180 rapports en 2023. Le choix de la totale transparence divise. Il a l’avantage de ne plus donner le sentiment, comme il y a quelques années, que les turpitudes des décideurs publics restent dans l’ombre ou se règlent discrètement dans les antichambres de l’Etat. Mais il a aussi ses détracteurs. Pour les uns, il dévalorise le travail de la Cour en obligeant à la publication des rapports même médiocres qui étaient délicatement enterrés hier. Pour d’autres, et ce n’est pas incompatible, le 100 % publication conduit à un affadissement des critiques de la Cour. En amont de sa diffusion, chaque rapport est étudié paragraphe par paragraphe par les conseillers maîtres de la Chambre, le président l'”apostille” pour noter les observations retenues ou non, les rapports les plus importants sont ensuite validés par un “comité du rapport public et des programmes” où siège la plus haute hiérarchie de la Cour. Cette collégialité, hier garantie de fiabilité, a perdu de sa force.

Le risque ? “Tous incapables, tous pourris”

Depuis le “plan de contrôle”, sorte de lettre de mission donnée à l’équipe, de plus en plus encadré, voire contraignant, jusqu’au ROD (rapport d’observation définitif), en passant par le ROP (rapport d’observation provisoire), les différentes étapes sont désormais l’occasion d’apurer les passages les plus sensibles. Pas question, par exemple, de rendre trop identifiable une situation personnelle hors des clous. Pas question non plus de trop mettre en avant des chiffres qui pourraient déclencher des polémiques ou être utilisés politiquement. Le 100 % publication est à ce prix. Enfin, des membres de la Cour s’inquiètent des effets de cette transparence sur l’opinion publique. Les rapports ayant forcément une tonalité critique puisque destinés à l’administration pour qu’elle s’améliore, sans jamais mettre en valeur les bonnes pratiques, n’y a-t-il pas là un risque de donner l’impression que tout dysfonctionne dans l’Etat dans un climat déjà propice à la critique de l’action publique et au “tous incapables, tous pourris” ?

S’il revendique l’ambition de ne pas être venu pour une “préretraite” à la Cour, Pierre Moscovici a conscience que ses réformes – et son attitude jugée dilettante – ont soulevé un vent de mécontentement dans les couloirs de la rue Cambon. En gelant 10 % des primes en 2024, en refusant en fin d’année plusieurs prolongements de carrière au-delà de 67 ans alors qu’il était de tradition de les accorder sans discuter, il en a agacé certains qui ne se sont pas privés de le faire savoir dans les médias. Lui veut n’y voir que râleries de quelques anciens et met en avant la nécessité d’économiser, alors que son budget de fonctionnement est réduit de 2,5 millions d’euros, sur un total de 25, oubliant que la masse salariale reste, elle, stable à 254 millions d’euros. Mais il sait que son action suscite des interrogations plus profondes sur la vocation et la place de la maison. S’il refuse de revenir en arrière sur le 100 % publication, il tempère d’autres ambitions. Lors de son arrivée, il avait fixé à 20 % la part des travaux consacrés à l’évaluation des politiques publiques. Aujourd’hui, il juge suffisant le niveau actuel de 12 à 15 %. Pas question de laisser s’envenimer le climat. Le jour de son départ en retraite, Pierre Moscovici, très soucieux de son image, veut pouvoir utiliser l’une de ses formules favorites : “Mission accomplie”. Ce n’est plus si lointain : le 16 septembre 2026. Il aura alors 69 ans. Et la vie devant lui…

L’Express

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