L’universalisme, une notion à dénominateurs multiples

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Savoir qui nous sommes, savoir ce à quoi nous tenons, penser les lieux et les échelles de ce qui nous rassemble… Le Campus Condorcet d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) organise, le 20, 21 et 22 mars 2025, trois jours de débats et de rencontres sur le thème «Universel(s) ?». Un événement dont Libération est partenaire.

«Tout le monde se bat, quelle que soit la couleur de peau. N’opposez pas les gens. Est-ce que vous êtes contents d’être en France ? Vous êtes une équipe, vous vous divisez.» L’exhortation, prononcée avec l’entrain d’un coach de foot à la mi-temps d’un match difficile, date du 20 décembre : Emmanuel Macron, en bras de chemise, achève une longue journée de visite à Mayotte. L’île a été dévastée par le cyclone Chido une semaine plus tôt et les habitants se plaignent du peu de moyens qui leur ont été alloués depuis. La prise de parole du président, qui semble gourmander les Mahorais comme une classe dissipée, a ravivé un débat récurrent : les Français sont-ils tous égaux, formant une «grande équipe», ou bien divisés selon des fractures héritées du passé colonial de leur pays ?

L’universalisme défendu par la République n’est-il que celui de certains privilégiés (pour le dire vite, les hommes blancs), ou inclut-il effectivement tous les citoyens ? La question, qui sera mise en débat à Aubervilliers par le Campus Condorcet lors de l’édition 2025 du Printemps des Humanités – du jeudi 20 au samedi 22 mars –, avait déjà agité le champ médiatique et intellectuel lors du mouvement Black Lives Matter. Les débats s’étaient alors crispés autour de cette notion, souvent mal définie, d’universalisme. Aujourd’hui, il est possible de se pencher sur les effets de la remise en question de cet idéal, dans la société comme dans les sciences sociales.

Si Emmanuel Macron se place résolument «du côté de l’universalisme», comme il le défendait en 2021 auprès de l’hebdomadaire féminin Elle, c’est parce qu’il «ne se reconnaît pas dans un combat qui renvoie chacun à son identité ou son particularisme». Le président français exprimait ici la crainte des défenseurs de cet idéal fondateur de la République française, né à l’époque des Lumières, soit la peur que le rejet de l’universalisme ne conduise à une forme de séparatisme. En juin 2020, il condamnait le racisme, «une trahison de l’universalisme républicain», après la mort de l’américain George Floyd.

Selon les époques, cette menace pour l’idéal des Lumières a un nom différent. D’abord le séparatisme, puis l’islamo-gauchisme, la déconstruction, la «cancel culture» ou encore le wokisme – et autant de «ismes» pointant une volonté de monter les citoyens les uns contre les autres. Le philosophe Francis Wolff, auteur de l’ouvrage Plaidoyer pour l’universel (Fayard, 2019), présent à Aubervilliers le 21 mars, reconnaissait dans Libération que «l’universel a toujours été le motif de certains intérêts particuliers, le cache-sexe du droit du plus fort. Il est assimilé tantôt au patriarcat, tantôt à la “blanchité”, à l’européocentrisme ou à l’anthropocentrisme. En somme, il ne serait jamais vraiment universel».

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Dans le même temps, le penseur soulignait que cette imperfection n’était pas une raison suffisante pour abandonner la défense de l’universel : «Au nom de quoi mène-t-on des combats d’émancipation si ce n’est au nom de l’universel ? poursuivait-il ainsi. Quand vous relisez les textes des peuples qui se sont libérés du joug colonial ou de l’esclavage, ils n’ont pas lutté pour asservir leurs anciens maîtres mais pour un monde dans lequel il n’y aurait ni maître ni esclave.»

Pour la réalisatrice Mame-Fatou Niang et l’écrivain Julien Suaudeau, auteurs d’Universalisme (Anamosa, 2022), jouer la «rhétorique du bon et du mauvais antiracisme» qui «traduit en réalité une seule et même exigence vis-à-vis de la République» est un écueil. Selon eux, «il faut demander aux pseudo-universalistes de sortir de l’état d’amnésie et de déni dans lequel ils se complaisent, afin de réfléchir à un nouvel universalisme, dynamique, fluide et malléable – jamais achevé, toujours à préciser et à redessiner». Cet appel à faire un examen de conscience serait nécessaire, car il faut «penser le racisme à la française [et] raconter son histoire». Preuve que le sujet est délicat. Ce genre de prises de position entraîne vite des levées de boucliers de la part de ceux qui considèrent que l’idéal universaliste a été atteint et qu’il n’est plus question d’en discuter.

Alors que les critiques de l’universalisme enjoignent à relire l’histoire de France en prenant en compte son passé colonial, Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Education, pilotait un colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, un collectif d’universitaires controversé. Les sciences sociales sont en effet devenues le nouveau terrain d’affrontement entre les pro et les anti-universalisme.

L’anthropologue Nadège Chabloz, éditrice aux Cahiers d’études africaines (invitée au festival), est aux avant-postes pour évaluer la manière dont se joue le clivage. Tout en assurant que la revue a toujours travaillé à éviter de verser dans un monopole de l’universel ou dans un discours culturaliste – consistant à postuler qu’il existe des différences fondamentales entre les cultures –, elle précise : «Depuis plusieurs années, la revue publie davantage de textes dont l’approche postcoloniale ou décoloniale s’oppose et critique l’approche universaliste, pour faire valoir des problèmes, des façons de penser, des outils de pensées qui ne sont pas uniquement redevables de l’histoire de la pensée occidentale appliquée au reste du monde.»

Les Cahiers d’études africaines préparent d’ailleurs un numéro thématique sur les enjeux auxquels font face les revues de sciences humaines et sociales en études africaines, «au sein d’une géopolitique scientifique caractérisée par des asymétries académiques fortes». Il s’agit de s’interroger sur l’universel qu’on défend dans des pays qui n’ont presque pas d’universités. «C’est une manière de poser que, si universel il y a, c’est bien celui des asymétries, des injustices, des dominations, et que c’est le travail de toute science sociale critique et réflexive que de s’y confronter», poursuit la chercheuse.

Le postdoctorant en anthropologie Ibrahima Poudiougou, qui collabore avec les Cahiers d’études africaines (et participera également avec Nadège Chabloz au Printemps des Humanités), pointe les nombreuses difficultés que peut engendrer l’asymétrie des statuts dans le monde de la recherche. «Si j’envoie un article à une revue, ou si je postule à un poste, je n’aurais pas la même attention selon que je me présente comme chercheur aux Universités de Bamako au Mali, ou depuis mon université en Norvège», expose-t-il. Sans compter que ces universités auront les moyens de fournir à leurs chercheurs l’accès à la plupart des publications scientifiques, parfois trop onéreuses pour des universités africaines. Résultat : quand des chercheurs européens viennent faire des terrains en Afrique, «on parle de collaboration, mais c’est parfois plutôt une relation avec un consultant : le chercheur local recueille les données, mais le travail d’analyse est fait par le chercheur du Nord».

Le «grand défi» du chercheur est d’«accueillir tout le monde», y compris dans les sciences sociales. Un objectif urgent, à l’heure où les réactionnaires versent dans le révisionnisme, comme le rappellent Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau : «Accepter d’être un pays postcolonial, avec tout ce que cela implique, est peut-être pour la France la seule manière de ne pas devenir un pays postrépublicain.»

Libération

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