Jamais, depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, il n’a accordé d’interview politique. Ni fait le moindre commentaire public sur cette guerre qui ravage le cœur de l’Europe. Vladislav Sourkov, sans doute le personnage le plus mystérieux de Russie, s’est muré dans le silence. Pourtant, l’homme qui a “fabriqué” Vladimir Poutine, le conseiller de l’ombre qui a inspiré son formidable Mage du Kremlin au romancier Giuliano da Empoli, a beaucoup de choses à dire sur la Russie et l’homme qui la dirige. Il nous aura fallu du temps pour l’approcher – et le convaincre. Car ce redoutable politicien, que l’on peut considérer comme “l’architecte” du système politique russe, a pris ses distances avec celui qu’il a servi durant deux décennies, Vladimir Poutine. Nul ne sait ce que fait Sourkov aujourd’hui. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il a éludé cette question.
Pourquoi interviewer Vladislav Sourkov, qui représente l’exacte antithèse de notre idéal démocratique ? Fallait-il consacrer une couverture de L’Express à celui qui considère l’Ukraine comme une “entité politique artificielle”, ne pouvant être reprise que “par la force”, comme il l’a déclaré dans une interview à la chaîne Telegram russe WarGonzo, quelques mois avant le début de la guerre ? Justement oui. Donner la parole au vrai mage du Kremlin, c’est, en quelque sorte, entrer dans la tête de Vladimir Poutine. S’il n’est plus aux affaires, Sourkov n’en maîtrise pas moins tous les rouages du poutinisme. Il en connaît les lignes de force et la finalité, puisque c’est lui qui les a, en grande partie, fixées… Et c’est bien ainsi que cet entretien doit être appréhendé : un document rare qui nous montre comment le pouvoir russe, dans ces moments de fortes tensions internationales, poursuit son agenda et pense le temps long, à mille lieues d’un Donald Trump erratique.
L’Express : “Il y a des décennies où rien ne se passe et des semaines où des décennies se produisent”, aurait dit Lénine… Est-ce aujourd’hui le cas de l’Europe ?
Vladislav Sourkov : Oui, ces dernières semaines, les Etats-Unis ont déchaîné une véritable tempête verbale sur l’Europe. Mais, pour l’instant, ce n’est que de la provocation, du trash talk. L’essentiel est à venir. Washington sort de la stagnation [NDLR : référence à la stagnation brejnévienne]. Il leur reste à passer par la perestroïka [reconstruction], la glasnost [transparence] et la nouvelle pensée. La perestroïka soviétique a abouti à l’effondrement du bloc de l’Est. L’Otan et l’Union européenne s’effondreront-ils à la suite de la perestroïka américaine ? La question se pose. Ce sera à vous d’en décider.
A Riyad, le 18 février dernier, les négociations ont plutôt bien démarré pour les Russes. Quelle issue pourrait être considérée comme une victoire pour Moscou ?
L’écrasement militaire ou militaro-diplomatique de l’Ukraine. Le partage de ce quasi-Etat artificiel en ses fragments naturels. Il pourra y avoir, en cours de route, des manœuvres, des ralentissements ou des pauses. Mais cet objectif sera atteint.
Les objectifs de la Russie en Ukraine ont-ils changé depuis le 24 février 2022 ?
Ses objectifs stratégiques n’ont pas changé, ses objectifs tactiques se sont adaptés au fur et à mesure de la mise en œuvre de la stratégie.
Vous avez dit : “Pour la Russie, l’expansion permanente n’est pas simplement une idée parmi d’autres, c’est la condition existentielle de notre existence historique.” Quelles sont, pour vous, les frontières de la Russie ?
J’ai construit une idéologie officielle sur la base du concept de “monde russe”, qui existait déjà dans les cercles philosophiques. Le monde russe n’a pas de frontières. Le monde russe est partout où l’on trouve une influence russe, sous une forme ou une autre : culturelle, informationnelle, militaire, économique, idéologique ou humanitaire… C’est-à-dire qu’il est partout. L’importance de notre influence varie fortement selon les régions, mais elle n’est jamais nulle. Nous nous étendrons donc dans toutes les directions, aussi loin que Dieu le voudra et que nous en aurons la force. L’important est de ne pas s’emballer et de ne pas s’attaquer à un trop gros morceau.
Cette interprétation laisse peu de place à la subjectivité des peuples. Et s’ils ne veulent pas faire partie de ce “monde russe” ? Peut-on y associer des peuples de force ? Et surtout, pourquoi ?
Je ne vois pas, dans ma réponse précédente, l’ombre d’une négation de la subjectivité des peuples. C’est l’Europe qui a ignoré la subjectivité du peuple ukrainien en soutenant deux coups d’Etat à Kiev. En 2014, par exemple, plus de la moitié des Ukrainiens parlaient russe quotidiennement, au travail comme en famille. Moins de la moitié d’entre eux soutenaient l’intégration à l’Union européenne, et moins encore voulaient de l’Otan. Contre la volonté du peuple ukrainien, ou en tout cas, contre celle de sa majorité, l’Occident essaie de soumettre l’Ukraine de force, sans que l’on comprenne bien pourquoi. Alors même que nous discutons, des armes européennes, dont certaines sont françaises, sont utilisées contre mon pays pour soutenir le régime fantoche de Kiev, qui ne s’appuie pas sur la majorité du peuple ukrainien mais sur sa minorité antirusse et pro-occidentale. C’est la poursuite des tentatives occidentales de coloniser l’Ukraine de force.

Le retour de l’Ukraine dans la sphère d’influence de la Russie a-t-il été un objectif conscient de la politique étrangère russe depuis l’effondrement de l’Union soviétique ? En d’autres termes, l’annexion de l’Ukraine est-elle un objectif que Moscou poursuit, de diverses manières, depuis 1991 ?
La guerre en Ukraine permettra de séparer le Russe et l’anti-Russe ou, pour paraphraser l’Evangile, les brebis et les boucs
C’est l’objectif de Moscou, mais c’est aussi celui de Kiev. De différentes façons, à différentes périodes, avec plus ou moins de réussite… En Russie comme en Ukraine, depuis l’effondrement de l’URSS, il y a toujours eu beaucoup de gens réfléchissant au rapprochement ou à l’union de nos pays. Encore aujourd’hui, il en reste, de chaque côté du front. C’est naturel, nous sommes des peuples du même sang. La coopération pacifique a été empêchée par deux coups d’Etat soutenus par l’Occident en Ukraine, en 2005 et en 2014. Dans les deux cas, les Ukrainiens ont été illégalement soumis au pouvoir d’une minorité agressive, motivée par les légendes d’une ethnographie politisée et les mirages de l’intégration européenne. Cette minorité a entraîné l’Ukraine dans la guerre.
Ne pensez-vous pas que la guerre contre la Russie a, au contraire, forgé une nation ukrainienne et une identité “antirusse”, y compris parmi les Ukrainiens russophones ? En d’autres termes, la Russie n’a-t-elle pas créé ce dont elle niait l’existence ?
L’Ukraine est une entité politique artificielle, dans laquelle au moins trois régions très différentes ont été fourrées de force : le Sud et l’Est, russes ; le Centre, russo-non russe (sic) ; et l’Ouest, antirusse. Ils ne pouvaient pas parvenir à s’entendre et n’y sont jamais parvenus. La guerre en Ukraine permettra de séparer le Russe et l’anti-Russe ou, pour paraphraser l’Evangile, les brebis et les boucs. L’anti-Russe ne grandira pas pour autant. Mais il sera confiné à son territoire historique et cessera de se répandre sur la terre russe. Peut-être, un jour, l’Ukraine sera-t-elle un véritable Etat, mais uniquement dans ses frontières naturelles, et donc beaucoup plus réduite.
Les Européens ne sont pas conviés à des discussions qui les concernent pourtant en premier lieu. Qu’en pensez-vous ?
“Pas conviés”, cela ne veut rien dire. Personne n’a invité les Américains non plus. Ils se sont invités eux-mêmes, ils ont pris une initiative. La Russie répète depuis des années qu’elle est prête à discuter. L’Europe aurait pu, à n’importe quel moment, répondre et engager un dialogue. Elle ne l’a pas fait. D’autres l’ont fait. Cela dit, tout le monde sait qu’un règlement durable du conflit est impossible sans la participation de l’UE. Un partage équilibré de l’Ukraine devra inclure une part pour Bruxelles.
Vous semblez avoir une piètre opinion de l’Union européenne, mais vous parlez souvent d’elle comme d’un espace cohérent. Pour vous, quelle forme doit prendre l’Europe politique ?
L’UE a été fondée en 1992, immédiatement après l’effondrement de l’URSS. Votre Union a été construite sur les ruines de la nôtre. C’est un peu monté à la tête de vos politiques. L’UE a commencé à s’élargir de façon effrénée et, je dirais même, imprudente. Elle a pris des kilos superflus. Elle a privilégié la quantité à la qualité. Le résultat est une structure de gouvernance obèse, trop collégiale, qui ne produit plus que des demi-mesures. Dans ce contexte, on a vu apparaître des générations de politiciens européens dont la spécialité est la demi-mesure. Maintenant, l’Europe doit décider si elle est un Etat ou non. Les pays membres ont délégué leur souveraineté à l’UE, mais pas entièrement : encore une demi-mesure ! Résultat, ni l’UE ni ses membres ne sont entièrement souverains. Il faut sortir de cet entre-deux précaire, soit en revenant à l’état antérieur d’une communauté purement économique, soit en faisant un pas décisif vers une fédération souveraine. Pour l’un comme pour l’autre, il faudra de la volonté et une généreuse dose de bon vieil autoritarisme. Beaucoup d’Européens pensent comme cela. Les europoutinistes et les eurotrumpistes se renforcent. Peut-être vont-ils revitaliser l’Europe. Il faut leur donner une chance de sauver la grande culture européenne, cousine de la culture russe et de la culture américaine. Sinon, pour vous faire une idée de l’avenir de la France et des autres, vous n’avez qu’à lire Soumission, de Michel Houellebecq.
“Notre victoire [en Ukraine] nous changera et changera l’Occident. Elle sera un nouveau pas vers l’intégration du Grand Nord”, écriviez-vous en septembre 2023, sur le site d’information Aktualnye Kommentarii. Croyez-vous toujours à ce “Nord global” qui intégrerait la Russie, l’Europe et les Etats-Unis ?
A l’avenir, l’Occident va devenir plus autoritaire et la Russie, moins autoritaire. Les proportions de liberté et de discipline dans nos systèmes politiques vont converger. Ce ne sera peut-être pas pour demain, ce sera fait au prix de conflits et de tragédies, mais il est certain que les Etats-Unis, l’Europe et la Russie atteindront un haut degré de compréhension mutuelle et de coopération. C’est une question de survie de la grande civilisation nordique, à laquelle appartiennent les cultures russe, européenne et américaine, dans un contexte de pression démographique presque insoutenable de la part du Sud.
Le libéralisme et la démocratie libérale ne sont pas en train de mourir. Mais l’idée qu’ils sont intrinsèquement supérieurs aux autres systèmes est morte
Pourquoi – et comment – la Russie deviendrait-elle moins autoritaire ? Jusqu’à présent, le système n’a fait qu’évoluer vers plus d’autorité…
Le premier objectif, la stabilisation de la situation politique interne de la Russie, a été atteint au cours des années 2000. Aujourd’hui, nous en sommes à la stabilisation de la situation internationale du pays. Quand cet objectif sera atteint à son tour, nous verrons apparaître les premiers signes d’un assouplissement progressif du système.
L’élection de Donald Trump et la poussée de partis nationalistes en Europe pourraient-elles signifier la fin de ce que vous appelez la “solitude géopolitique” de la Russie ?
La solitude géopolitique est une constante de la perception que notre nation a d’elle-même. Pour simplifier, c’est la notion que l’on ne peut compter que sur soi-même et qu’il faut donc s’armer de patience, de pain et d’armes. L’arrivée de Trump au pouvoir n’y change rien. Il ne s’agit pas de relations internationales contemporaines, mais de notre conscience et de notre inconscient national.
Quelle place occuperait la Chine – et l’alliance russo-chinoise – dans ce projet de “Nord global” ?
La base de la doctrine géopolitique de la Chine est la diversité, la coexistence et la coopération de différentes civilisations. C’est un modèle d’ordre mondial très bien pensé et très attrayant. La grande civilisation chinoise coexistera et collaborera avec la grande civilisation nordique. L’alliance entre la Chine et la Russie s’inscrit dans le cadre de cette collaboration intercivilisationnelle.
Vous avez inventé le “poutinisme”. Trump l’a-t-il adapté aux Etats-Unis ?
Quand Trump a été élu pour la première fois, de nombreux médias américains très sérieux ont publié des articles assurant que ses équipes avaient utilisé mes méthodes de propagande et certaines de mes idées politiques. Je ne sais pas si c’est la vérité, une demi-vérité ou une post-vérité. Le président des Etats-Unis avait alors publiquement déclaré, je cite : “L’avenir n’appartient pas aux globalistes mais aux patriotes” ; “Le monde libre doit embrasser ses racines nationales, qui sont irremplaçables” ; “Si vous voulez la démocratie, accrochez-vous à votre souveraineté”. Ce sont, en somme, les principes de la démocratie souveraine tels que je les avais formulés au début des années 2000 et qui sont devenus la base conceptuelle du poutinisme. Coïncidence ? Qui sait ? Quoi qu’il en soit, il est évident qu’idéologiquement Trump est plus proche de Poutine que de Macron.

Pensez-vous, comme le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, que la démocratie libérale est obsolète ?
Je respecte les particularités culturelles de tous les peuples, même quand celles-ci me paraissent incongrues. Si la démocratie libérale est une particularité de la culture politique d’un pays ou d’un groupe de pays, c’est leur droit le plus absolu. De même, si la démocratie libérale ne convient pas à la Russie, c’est notre droit. Le libéralisme et la démocratie libérale ne sont pas obsolètes. Ce qui leur arrive en ce moment n’est qu’une crise, ils ne sont pas en train de mourir. Par contre, l’idée qu’ils sont universels et intrinsèquement supérieurs aux autres systèmes est morte.
Les Etats-Unis de Trump peuvent-ils devenir les alliés de la Russie ?
Trump ne me donne pas l’impression d’une personne qui veut se faire des alliés.
Le système de “démocratie à archétype monarchique” que vous avez inventé n’est-il pas vulnérable, car dépendant d’un seul homme ?
Il n’existe pas de système politique idéal, tout modèle a des vulnérabilités. Notre modèle, comme tous les autres, comporte des risques qui lui sont propres et des codes d’autodestruction. C’est simplement le modèle le plus efficace pour notre pays. J’ai mis dix ans à le construire et regardez : il fonctionne. Nous avons besoin d’un tsar. Les périodes sans tsar finissent toujours en catastrophe pour nous. La multipolarité est bonne en politique étrangère, pas en politique intérieure.
Pourquoi les périodes sans tsar finissent-elles toujours, selon vous, en catastrophe pour la Russie ? Pourquoi ne pourrait-elle pas s’en passer ?
Je pourrais donner des centaines de milliers de réponses différentes à cette question. Je ne vous donnerai que la plus courte d’entre elles : je ne sais pas.
La Russie d’aujourd’hui est-elle celle que vous imaginiez en 1999 ?
Oui, à 99,9 %.
A l’autoritarisme politique, le système russe a ajouté une dimension conservatrice, voire réactionnaire – rôle de l’Eglise, lois sur les orientations sexuelles non traditionnelles… Le conservatisme est-il pour vous un instrument permettant de mobiliser le corps politique russe ?
Toutes les transformations de notre système politique depuis 1999 ont toujours été fondées sur des idées conservatrices et relativement traditionalistes. Je parlais déjà, à l’époque, de la matrice mentale, des archétypes de notre conscience nationale, qu’il est impossible de négliger. Les libéraux russes de la fin des années 1980 et du début des années 1990 ont commis l’erreur de penser que la Russie était une page blanche sur laquelle ils pourraient construire tout et n’importe quoi. Ils ont oublié que la Russie existe depuis mille ans, que ses fondations ont été posées longtemps avant nous et que celles-ci ne définissent pas seulement nos possibilités. Elles dictent aussi nos impossibilités et posent des limites claires à toute construction étatique future. Les outils politiques ne sont pas aussi importants que l’on se plaît à le penser. La politique est avant tout le domaine des émotions, des passions, et seulement ensuite des outils. Elle aboutit toujours à la question du pouvoir, qui est l’aspect le plus ancien, le plus sombre et le plus irrationnel de la nature humaine. Les outils politiques aident à surfer sur les vagues mais ils ne les créent pas.
Que répondez-vous à cette question de l’écrivain russe Ziamatine : “Vaut-il mieux le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur ?”
Poser la question en ces termes ne me laisse pas le choix. Jean-Paul Sartre a dit : “L’homme est condamné à être libre.” Condamné ! Donc, je choisis la liberté, avec ou sans bonheur.
Quelle liberté peut exister sans liberté politique ?
Pour moi, la liberté n’a absolument rien de politique. Pour moi, un réalisateur qui, dans une démocratie libérale, n’ose pas faire jouer un immense acteur parce qu’il a été “annulé” à cause de dénonciations calomnieuses, c’est un esclave. Pour moi, un homme blanc qui se met à genoux devant un Noir parce que, autrefois, un Blanc a fait du mal à un Noir, c’est un esclave. Pour moi, un chef d’entreprise qui recrute à un poste à responsabilité une personne, non pas parce qu’elle est la meilleure, mais parce qu’elle est transgenre, c’est un esclave. Pourtant, tous ces esclaves disposent, au moins sur le papier, de toutes leurs libertés politiques.
Quelles activités menez-vous depuis votre départ du Kremlin ?
Je vis ma vie privée, dont je ne parle jamais en public.
Cela signifie-t-il que la phase active de votre activité politique est terminée ? Avez-vous créé tout ce que vous vouliez créer ?
Comme je l’ai dit, le système que j’ai contribué à créer correspond à 99,9 % à ce que j’imaginais. Je ne sais pas encore comment considérer le 0,1 % restant : est-ce une légère variation sans importance par rapport au plan ou est-ce un oubli important, une erreur de ma part ? J’y réfléchirai…
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