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Jeudi polar
Dans un formidable roman noir, l’écrivain et enseignant joue avec tous les codes du genre pour nous projeter dans la France de 1986, quand marchands d’armes et partis politiques entretenaient des relations opaques.
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On est en 1986, à Paris. Fabien Wouters est à quelques semaines de la retraite. Flic à la PJ, il vient d’enterrer un collègue avec qui il a longtemps bossé à la Crim, une cérémonie réduite au minimum, toute une vie enterrée sous quelques pelletées de terre. Comme lui, l’homme avait été un simple rouage d’un truc qui les dépassait, «des rouages bien lubrifiés mais usés avec l‘âge», écrit Xavier Boissel. Voilà l’état d’esprit de notre héros quand une amie de sa nièce demande à le voir. Annabelle Kowalski est bouleversée. Son père, un expert-comptable qui avait pignon sur rue, s’est jeté par la fenêtre moins d’un mois auparavant, la veille de Noël, et l’enquête de police a conclu à un suicide. Certes, sa mère venait de lui dire qu’elle le quittait et il avait un petit moral mais elle est convaincue qu’il n’a pas mis fin à ses jours, «il aimait bien trop la vie pour faire ça». Et puis leur maison de campagne a été cambriolée quelques jours auparavant, quelque chose cloche.
Pourquoi Wouters se met-il à enquêter alors que cette affaire n’est pas de son ressort ? L’ennui peut-être, ou la peur de l’ennui à venir. Ou la détresse de cette jeune fille, il est son dernier espoir. C’est un vrai héros de polar classique, désabusé, fatigué, sauf que lui a une femme, Myriam, et qu’ils s’aiment. C’est son pilier. Au fil de l’enquête il découvre qu’un des ouvriers qui travaillait sur un échafaudage en face de l’immeuble de Kowalski, pile au moment où celui-ci s’est défenestré, est lui aussi tombé quelques jours plus tôt en faisant une fausse manœuvre. Mort sur le coup. Wouters a beau être près de la retraite, il a encore l’esprit assez vif pour noter que cela fait beaucoup de coïncidences.
«Il avait perdu l’usage des mots, les avait laissés derrière lui»
En parallèle, on découvre un autre personnage dénommé Craven, l’antithèse de Wouters, froid, sans affect. «S’introduire par effraction dans la vie d’un inconnu vaquant à ses occupations et qui allait bientôt mourir, c’était le quotidien de Craven, et il savait très bien comment il en était arrivé là. Donner la mort. Il n’était bon qu’à ça, c’était la conclusion fatale à laquelle il était parvenu après son internement dans les hôpitaux militaires. “Traumatisme mental”, avait diagnostiqué le médecin expert qui avait examiné ce jeune vétéran devenu mutique. De fait, Craven avait perdu l’usage des mots, les avait laissés derrière lui, très loin, dans la fureur tendue des rizières et le vrombissement des pâles d’hélicoptères.» Craven travaille pour un marchand d’armes dont le nom finit par apparaître dans l’enquête de Wouters. Au même moment un quotidien régional dévoile que la France aurait vendu en sous-main des obus à l’Iran malgré l’embargo qui frappe le pays. Kowalski, qui était très proche du parti socialiste, aurait-il couvert des rétrocommissions ? Et en serait-il mort ?
Xavier Boissel livre là un formidable roman noir, qui joue avec tous les codes du genre, aussi beau dans ses descriptions des rues de Paris ou des pavillons d’Asnières que dans celles des turpitudes du monde politique du mitan des années 80. Agrégé de lettres, grand admirateur de Jean-Patrick Manchette, il a obtenu en 2023 le Prix du noir de l’histoire, à Blois, pour son dernier roman, Sommeil de cendres (10/18). Enseignant de français dans un lycée de banlieue, il dédie ce roman «à la mémoire de Dominique Bernard, assassiné le 13 octobre 2023 parce que professeur et homme de lettres, en souvenir de nos années lilloises.»
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