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Décryptage
Un ou plusieurs missiles balistiques ont touché la ville ukrainienne, ce jeudi 21 novembre, faisant craindre une escalade dans la grammaire stratégique nucléaire. Mais la confusion règne sur la nature du projectile et le message que souhaite faire passer Moscou.
Depuis l’aube, ce jeudi, ingénieurs, militaires et diplomates s’interrogent sur la nature des projectiles envoyés depuis le sud de la Russie sur la ville ukrainienne de Dnipro dans la nuit de mercredi 20 à jeudi 21 novembre. Selon le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, «toutes les caractéristiques : vitesse, altitude, sont celles d’un missile balistique intercontinental (ICBM)», l’acte d’un «voisin fou» qui utilise l’Ukraine comme «terrain d’essai» militaire. Dans la soirée de jeudi, Vladimir Poutine a assuré dans un discours à la nation que ses forces ont frappé l’Ukraine avec un «nouveau missile balistique de moyenne portée (IRBM) expérimental» – jusque-là, la Russie n’en possédait officiellement aucun en service. Ses ingénieurs l’auraient baptisé «Orechnik» et il aurait visé un site du «complexe militaro-industriel ukrainien». Une seule chose est sûre : les projectiles ne portaient pas de charge nucléaire. Dans tous les cas, mener un tir d’essai d’un nouveau missile, quel qu’il soit, sur une cible opérationnelle est du jamais-vu.
L’agitation est à la hauteur de l’enjeu. Car le distinguo entre ICBM et IRBM est de taille. Dans la grammaire habituellement subtile de la dissuasion nucléaire, tirer un missile balistique intercontinental, par définition dévolu à des frappes nucléaires, serait un signal stratégique extrêmement fort, sur le thème : «La prochaine fois, je mettrais une charge nucléaire.» «Si ce tir était confirmé, ce serait extrêmement grave», assure à Libération le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Christophe Lemoine, qui dans la soirée préférait encore utiliser le conditionnel.
Un missile balistique, c’est quoi ?
Les images de caméras de vidéosurveillance en noir et blanc diffusées par les autorités ukrainiennes montrent des points lumineux arrivant à grande vitesse sur Dnipro, ville d’un million d’habitants située dans le sud-est de l’Ukraine. Aucune information n’a filtré sur les dégâts, les Ukrainiens veillant à ne pas livrer aux Russes d’indices sur la précision de leurs frappes, mais un missile de cette taille sans charge importante crée en général un cratère d’une dizaine de mètres de diamètre. Héritiers des V2 nazis, les missiles balistiques sont propulsés à très grande vitesse par un moteur-fusée au-delà de 100 kilomètres d’altitude, suivent dans l’espace une trajectoire en cloche avant de revenir à très grande vitesse dans l’atmosphère, et de retomber sur leur cible, comme des boulets lancés par une «baliste» romaine. «Sur les images, on voit des événements lumineux qui brillent très fort, ce qui est caractéristique des objets qui sont freinés à leur entrée dans l’atmosphère. Ils semblent tomber à des vitesses cohérentes avec celles d’un missile balistique, estime un officier supérieur français. Il est possible que plusieurs missiles, environ six, aient été envoyés, chacun lâchant plusieurs têtes inertes.»
Alors qu’un missile balistique de moyenne portée (inférieure à 5 500 km) peut, en théorie, emporter des charges conventionnelles ou des charges nucléaires, les missiles dits «intercontinentaux», qui peuvent atteindre des portées supérieures à 10 000 km et un coût de l’ordre des 100 millions d’euros pièce, sont conçus par les puissances dotées de dissuasion nucléaire comme une assurance-vie : «Si tu m’attaques, j’ai la capacité d’envoyer par-dessus les océans des charges nucléaires qui porteront des dommages incommensurables à ta population.»
L’Orechnik peut-il être un RS-26 Rubezh revisité ?
Le RS-26 Rubezh est un gros missile balistique de 36 000 tonnes mis au point par les Russes en 2011, qui affiche une portée officielle de 5 800 kilomètres. Il peut transporter quatre ogives nucléaires «mirvées» (néologisme issu de l’anglais MIRV, pour Multiple Independently targeted Reentry Vehicle, «véhicule de rentrée à cibles multiples et indépendantes»). Ce qui veut dire que chaque missile libère quatre têtes qui suivent une trajectoire indépendante lors de leur entrée dans l’atmosphère.
Officiellement, le programme des RS-26 a été gelé en 2018, car il apparaissait très limite avec le traité FNI de non-prolifération des armes nucléaires ratifié en 1988 par les Etats-Unis et la Russie pour mettre fin à la crise des euromissiles. Le FNI interdisait en effet tous les missiles, de croisière et balistiques, à charge conventionnelle ou nucléaire américains et soviétiques, lancés depuis le sol et ayant une portée se situant entre 500 et 5 500 kilomètres. Selon un expert français, «les Russes avaient probablement fait un test à vide qui lui permettait d’aller plus loin et d’affirmer qu’il n’était pas concerné par le FNI».
Depuis, les Etats-Unis se sont retirés du FNI en affirmant que les Russes l’avaient violé. Il n’est pas impossible que Moscou ait décidé de reprendre le programme placé «sous cocon», les équipements conservés dans un environnement protégé, et l’ait ressorti avec un nouveau nom, et cette fois avec sa véritable étiquette de «missile balistique de moyenne portée». Cela pourrait expliquer qu’aucun test d’IRBM russe n’a été observé ces dernières années et que Moscou prenne la décision de lancer un matériel expérimental pour un intérêt militaire très limité, sachant que les alliés de l’Ukraine s’empresseront d’en étudier les débris.
D’où aurait-il été tiré ?
Depuis 1959, les Etats-Unis ont mis en place un système de détection appelé SEW qui en temps réel informe les alliés de l’Otan des décollages de missiles balistiques autour du globe, et calcule, avec la vitesse et l’angle de décollage, la zone d’impact estimée. Les états-majors des pays alliés ont donc su à la première seconde d’où le missile a décollé.
D’après les Ukrainiens, le projectile aurait été tiré «depuis la région d’Astrakhan». Or, il ne semble pas y avoir de silo de lancement dans la zone. Cela indiquerait que le projectile aurait été envoyé dans l’espace depuis un camion apporté là – le RS-26 est une évolution du RS-24 Yars, qui peut être tiré d’un lanceur mobile ou depuis un site fixe. Ou bien qu’il ait été lancé depuis le polygone de tir d’essai de Kapustin Yar, situé à environ 800 kilomètres à l’ouest de Dnipro – les missiles balistiques peuvent être lancés quasiment à la verticale et retomber tout près de leur site de lancement. C’est ce que font les Nord-Coréens lors de leurs tests, en jouant avec la vitesse de rotation de la Terre, ou Elon Musk avec ses lanceurs. Tirer depuis un site d’essai aurait permis de montrer qu’il ne s’agissait pas d’une attaque nucléaire. Et utiliser un ou plusieurs vieux missiles retirés du service permettrait de ne pas vider les stocks opérationnels russes.
Pourquoi un tel tir ?
Dans un premier temps, l’annonce d’un tir de missile balistique intercontinental au combat a choqué tous les analystes. «Ce serait la première fois dans l’histoire qu’une telle arme serait utilisée contre un pays adverse, même si le message est très calibré, avec le choix de la cible, Dnipro et non pas Kyiv, et des têtes inertes», rappelle l’expert français. Le risque de méprise étant phénoménal, Washington a reconnu, dans la soirée, avoir été prévenu du tir à l’avance.
Dans un deuxième temps, l’annonce de Poutine selon laquelle il s’agissait finalement d’un missile de moyenne portée IRBM a déconcerté. Car l’objectif militaire de la manœuvre est assez limité et, dans ce cas, le message stratégique devient très flou. «Peut-être que les Russes ont déjà commencé les négociations avec les Américains sur le règlement de la question ukrainienne et voulaient faire une démonstration de force pour peser dans les négociations. Mais que Moscou puisse tirer un missile nucléaire sans tête nucléaire à 800 km et en prévenant à l’avance n’est pas une surprise, et ne devrait pas émouvoir les chancelleries», avance un observateur. En fin de journée, Geoff Brumfiel, journaliste scientifique de la radio américaine NPR, résumait ainsi la situation sur X : «Le gouvernement américain, qui compte des dizaines de milliers d’analystes, se débat également avec la distinction IRBM /MRBM. C’est déroutant.»
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