Aides, 40 ans de combats contre le sida

Aides, 40 ans de combats contre le sida

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C’était lors d’un colloque de l’association Grey Pride, en juin 2018. Daniel Defert, cofondateur de l’association de lutte contre le sida Aides, avait écouté les uns et les autres pester contre l’air du temps, évoquer les discriminations toujours présentes à l’égard des gays… Et il prit la parole. «Arrêtez de vous plaindre. D’accord, il y a des difficultés, mais vous êtes vivants, nous sommes vivants. C’est une incroyable victoire de notre lutte. N’oublions pas l’essentiel. Qui aurait imaginé que nous soyons encore là, et nous sommes là, vieux et vivants ?»

Il avait raison. Qui aurait pensé un instant qu’en cet automne 2024, quarante ans après sa création, Aides serait toujours là, forte et massive, première association de lutte contre le sida en Europe, avec plus de 500 salariés et un budget de 50 millions d’euros ? Mais surtout qui aurait pu imaginé en 1984 qu’aujourd’hui la vie aurait gagné et que le VIH est non pas vaincu mais contrôlé, au point qu’il ne provoque désormais qu’une maladie chronique.

Aides a donc 40 ans et… un bilan impressionnant. Dans son histoire, tout est, de fait, marqué par un savant cocktail entre l’individuel et le collectif. Etre soi, c’est aussi être solidaire. Le sida ? C’est un virus privé et une maladie publique. «Transformer mon deuil en un combat», disait alors le sociologue Daniel Defert. C’était le 25 septembre 1984, trois mois après la mort de son compagnon, le philosophe Michel Foucault, des suites du sida. Il écrit à des amis une lettre qui va s’avérer la genèse de Aides, même si, sur le moment, il n’a pas reçu la moindre réponse. Mais répondre quoi et de quelle manière ? L’épidémie commençait à peine – les premiers cas de ce mal mystérieux n’avaient été notifiés qu’en juin 1981 aux Etats-Unis. Alors comment imaginer la suite ? Daniel Defert, décédé en février 2023, nous avait expliqué lors d’un entretien réalisé en 1996 mais seulement publié dans nos pages huit ans plus tard : «A l’époque, je savais bien que cette maladie existait. J’avais interrogé le médecin qui suivait Foucault pour savoir si c’était le sida. “Si c’était cela, je vous aurais interrogé” avait été sa réponse. Ensuite [le jour de la mort du philosophe, ndlr], lorsque j’ai découvert le diagnostic au bureau de l’état civil, ce même médecin m’a dit “N’ayez aucune crainte, on va effacer ce diagnostic”.»

«Première mouture de projet d’association»

Se battre contre un double mensonge médical. Après le décès de son compagnon, Daniel Defert a quitté la France, passé quelques jours sur l’île d’Elbe avec, entre autres, l’écrivain Hervé Guibert – qui allait, en 1991, lui aussi mourir du sida –, puis s’est rendu à Londres, où il a découvert les premières initiatives d’accompagnement des malades. De retour à Paris, il écrit donc cette lettre dense, complexe, quelque peu prémonitoire, évoquant une sorte de «première mouture de projet d’association». Avec des constats forts : «Nous avons à affronter et institutionnaliser notre rapport à la maladie, l’invalidité et la mort. La communauté sera bientôt la population la plus informée des problèmes immunitaires, la plus alertée sur la sémiologie du sida, et les médecins confinent encore leurs scrupules déontologiques à taire ou non la chose au malade. C’est dépassé et les gays n’ont pas pris la mesure des conséquences morales, sociales et légales pour eux. La libération des pratiques sexuelles n’est pas l’alpha et l’oméga de notre identité.» Mais aussi : «Nous risquons de nous laisser voler une part essentielle de nos engagements affectifs. Défamilialisons notre mort comme notre sexualité.» Avant de conclure : «Face à une urgence médicale certaine et une crise morale qui est une crise d’identité, je propose un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation, voulons-nous le créer ?»

Pari réussi. Quarante ans plus tard, Aides (dont Libé annonce la création dès son numéro du 20 octobre 1984) a contribué comme aucune autre association à une véritable révolution dans le monde de la santé, notamment en imposant la présence des malades. Dès le départ, il y a eu cette volonté de ne pas faire de Aides une association de gays ou d’experts, mais un lieu s’adressant à toutes et tous, porteuse de droits, de combats, un lieu de soutien aussi, avec également toujours à l’esprit le parti pris de travailler avec les médecins et les chercheurs – à la différence, par exemple, d’Act Up, dont la branche française, créée à Paris en 1989, a de suite choisi l’affrontement avec les autorités, même si les deux associations ont souvent cheminé et agi de concert.

Vivre, résister, se battre

Sept ans après avoir jeté les bases de cette structure unique, Daniel Defert décide en 1991 de passer le relais au flamboyant psychiatre Arnaud Marty-Lavauzelle, lui-même séropositif et bientôt malade : «Il fallait que Aides soit présidé par un malade, c’étaient eux qui avaient toute légitimité.» Arnaud Marty-Lavauzelle, unique et résistant, va donc porter l’association à partir du début de cette décennie noire où l’on mourait par milliers du sida en France (plus de 4 000 morts par an) – fortement touché, notre journal peut en témoigner. Avec un symbole : le 29 mai 1994, la «Marche pour la vie» rassemble quelque 15 000 activistes qui défilent sous un grand soleil dans les rues de Paris. L’enjeu était terrible : vivre, résister, se battre pour soi mais aussi pour bousculer la logique des firmes pharmaceutiques. Il fallait également aider les pays du Sud avec lesquels le décalage pourrait devenir immense à cause, d’une part, d’une prévention extrêmement faible et, d’autre part, du risque que, le jour où des traitements seraient disponibles, ces populations n’y auraient pas accès.

Dans ces années de plomb, la solidarité entre les malades et ceux qui les soutenaient n’était pas un vain mot. Et c’est une autre réussite de l’association. On les appelait les «volontaires» : après avoir reçu une formation, ils allaient par deux aider ou simplement accompagner un malade qui n’en pouvait plus. Ils l’assistaient dans ses démarches, dans ses consultations. Ils étaient comme des béquilles pour tenir encore un peu. «Il y a toujours quelque chose à faire contre la fatalité», répétait Arnaud Marty-Lavauzelle, qui présida Aides jusqu’en 1998. Tous étaient portés par ce souci que «le malade n’était pas le problème, mais une partie de la solution». Une intuition qui a accompagné, dans le monde, le développement des associations de malades sous la bannière «Rien pour nous, sans nous» («Nothing for us, without us», à l’international). Ces associations ne demandent alors ni charité ni pardon, mais proclament haut et fort que, face à cette épidémie, la réponse se doit de reposer sur les droits de l’homme et ceux de la femme – en France, la démarche contribua ainsi à la création de la loi Kouchner sur les droits des malades de 2002, comme elle a appuyé l’instauration du pacs (pacte civil de solidarité) en 1999, et, bien plus tard, le mariage pour tous de 2013.

«Comment rester fidèles à tous nos amis et proches qui sont morts ?»

La suite pour Aides ? A partir de 1996, c’est l’arrivée des trithérapies qui, peu à peu, transforment le sida en une maladie chronique. A la Conférence de Vancouver (Canada) de ce début juillet 1996, le moment est intense. Au milieu des milliers de participants, l’ambiance est unique, à la fois lourde et joyeuse, notamment en raison de la présence de malades qui avaient été à deux doigts de mourir et revivaient grâce aux antiprotéases. «Comment rester fidèle à tous nos amis et proches qui sont morts ? Comment rester vivants, nous qui devions mourir ?», disait alors Arnaud Marty-Lavauzelle. La réponse a été simple : continuer la lutte, l’amplifier, même.

Et les causes n’ont pas manqué. Il y a eu le combat essentiel, mené par Aides et par bien d’autres associations dédiées à la lutte contre le sida à l’international – comme la TAC (Treatment Action Campaign) en Afrique du Sud – pour l’accès aux traitements. Les militants ont été, une fois encore, décisifs, déplaçant le rapport de force, ce qui a amené la création, en 2002, du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et la malaria, la plus belle et la plus efficace des structures financières internationales pour financer les médicaments et le reste. Aujourd’hui, selon l’ONU, «le Fonds a permis de réduire de 61 % le taux de mortalité combiné du sida, de la tuberculose et du paludisme. Fin 2024, le partenariat du Fonds mondial aura sauvé prés de 70 millions de vies». Et près des deux tiers des séropositifs dans le monde ont désormais accès aux traitements. Plus généralement il y a eu la volonté de Aides de désenclaver la recherche en développant la «recherche communautaire», en particulier pour élaborer de nouveaux outils de prévention.

En cette fin d’année 2024, le sida n’est plus en tête des agendas politiques. D’autres urgences ont pris le relais, comme la crise climatique. Pourtant, bien des problèmes demeurent, ne serait-ce que les quelque 6 000 contaminations qui ont lieu encore chaque année dans l’Hexagone – et au moins 1,3 million dans le monde. De même, la démocratie sanitaire peine à se consolider en France, voire recule comme on l’a vu lors de la gestion très horizontale du Covid. Quant à la stigmatisation des séropositifs et des malades, elle est toujours bien présente, comme une tache persistante. Et dans ce contexte, Aides est toujours active. Cela peut être vu comme une mauvaise nouvelle, car l’association que préside Camille Spire depuis 2021 développe souvent des missions qu’ont, de fait, délaissées les pouvoirs publics, comme les actions de dépistage ou de prévention. Mais peut-on pour autant se plaindre que Aides, indispensable contre-pouvoir dans un monde de la santé qui en manque singulièrement, soit encore là, quarante ans après, toujours active et militante, tonique et inclassable ?

Libération

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