Le bourdonnement des drones en vol est devenu un bruit connu dans le monde entier. Aux Etats-Unis, il pourrait cependant se faire plus rare. Début janvier, le gouvernement américain a annoncé qu’il lançait une consultation publique, qui pourrait mener à l’interdiction de la vente de drones commerciaux ou de pièces détachées provenant de Chine ou de Russie. Cette menace ne vient pas de nulle part : le département américain du commerce estime que des “adversaires” peuvent accéder à distance à ces drones, posant de multiples risques sécuritaires.
La consultation ne le dit pas, mais l’acteur qui souffrirait le plus d’une telle interdiction est DJI. Le fabricant de drones, implanté à Shenzhen, dans le sud de la Chine, est le leader mondial incontesté pour les appareils civils. Le groupe de recherche BCC Research indique que DJI représente 70 % des ventes mondiales de drones, et le MIT Technology Review estime, lui, que le fabricant est à l’origine de 90 % des machines civiles vendues dans le monde. Parmi les quelques rares concurrents encore en activité, le français Parrot arrive à sortir son épingle du jeu, mais est largement derrière DJI en termes de ventes : en 2021, il ne représentait que 2,5 % des ventes mondiales.
Le “Apple du drone”
Ce quasi-monopole prend place dans une industrie en pleine croissance. Selon BCC Research, le marché du drone civil qui représentait 30,4 milliards de dollars en 2023 doublera d’ici 2029. Loin de n’être utilisés que par une poignée d’amateurs de photographies, ces aéronefs sont plébiscités pour l’inspection de bâtiments, de chantiers, de zones forestières ou pour la sécurisation de parcelles de terrains et la collecte de données. L’industrie de la logistique se sert de plus en plus de drones pour assurer des livraisons rapides. Les réalisateurs de films ou de séries y ont recours afin de réaliser des plans aériens.
Pour toutes ces industries, les drones DJI sont ce qu’il se fait de mieux. “C’est un peu l’Apple du drone”, résume Stéphane Recoque, directeur général d’Atlantique Expertises Drones. Faciles à piloter, dotés de caméra de très bonne qualité, solides, et relativement peu chers par rapport à leurs rivaux : les appareils de DJI sont reconnus dans le monde entier pour leur supériorité technique, et pour leur service après-vente inégalé. “En tant que prestataire, j’ai besoin de drones de qualité pour des tâches très précises. Quand on ne prend pas chez des fabricants chinois, on ne retrouve pas du tout la même excellence”, tranche Stéphane Recoque. Le gouvernement américain lui-même s’est équipé de nombreux drones chinois : en 2020, près de 90 % des drones utilisés par les pompiers et les services de police américains venaient de DJI.
C’est sans parler de l’importance que ces drones civils ont acquise sur le champ de bataille depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Utilisés massivement par les armées russe et ukrainienne, les drones sont devenus une des armes les plus importantes du conflit. Le constructeur chinois a officiellement arrêté la vente de ses appareils dans les deux pays dès les premiers mois de la guerre. L’interdiction n’est cependant pas respectée : l’armée ukrainienne a annoncé en mai 2024 avoir passé commande pour 4 200 drones DJI Manic, le modèle le plus populaire auprès des soldats avec le DJI Phantom.
C’est cette hégémonie qui pose aujourd’hui problème à DJI. Les drones sont en effet équipés de nombreux capteurs, qui transmettent sans cesse leur position et d’autres informations aux pilotes, mais aussi aux serveurs de DJI. Or, en plus d’être sur le champ de bataille ukrainien, ils sont partout dans le ciel américain. “Pour les autorités américaines, il y a un doute sur la sécurité des données captées par DJI”, décrypte Stéphane Recoque. “Elles craignent que ces données puissent être captées par le gouvernement chinois, qui pourrait s’en servir pour du renseignement”.
Dès 2017, un mémo du département de la sécurité intérieure américaine alertait les décideurs publics, expliquant que “des données sensibles sur les infrastructures critiques, telles que des images détaillées des panneaux de contrôle de l’électricité, des mesures de sécurité pour les sites d’infrastructures critiques ou des matériaux utilisés dans la construction des ponts” pouvaient être collectées par les drones DJI, et stockées sur des serveurs auxquels le gouvernement chinois pouvait “très probablement” accéder. “Un gouvernement étranger ayant accès à ces informations pourrait facilement coordonner des attaques physiques ou informatiques contre des sites critiques”, informait-il. Les drones DJI sont désormais interdits de vol aux Etats-Unis à proximité des bases militaires et d’autres lieux sensibles, comme Washington.
DJI pris dans la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis
DJI a déjà été critiqué par le passé pour son lien avec les autorités chinoises : le fabricant a notamment passé un accord en 2017 pour équiper les forces de police du Xinjiang, et est accusé d’avoir permis la traque et la surveillance de la population ouïghoure. En novembre 2022, DJI a ainsi été placé sur la liste des entreprises militaires par le Pentagone pour ses liens supposés avec l’armée chinoise. Contacté par L’Express, DJI n’avait pas donné suite à notre mail au moment de la publication de l’article.
Malgré les avertissements, les services de polices de plusieurs villes américaines continuent d’utiliser ces drones. Le 5 janvier 2025, la ville de San Francisco a annoncé qu’elle allait déployer des drones DJI Matrice 30T. Selon le fabricant, les polices de Baltimore et Chula Vista sont également en possession de drones Mavic 3 Thermal et Matrice 30.
Les nouvelles mesures envisagées par le gouvernement américain pourraient mettre fin à ces utilisations. “Il y a des vrais risques d’interdictions des drones”, juge Anne Gaustad, avocate spécialiste des sanctions économiques américaines au cabinet Hughes Hubbard & Reed. “Le gouvernement américain veut montrer sa force sur ces sujets, et cela ne va que s’accentuer avec l’arrivée de l’administration Trump”.
Pour DJI, perdre le marché américain serait un coup dur : les Etats-Unis représentaient 40 % du chiffre d’affaires du fabricant en 2019, son plus gros marché. Sans les USA, DJI serait amputé d’une grande partie des revenus, et la Chine verrait un autre de ses fleurons technologiques battre de l’aile. L’interdiction irait de pair avec les sanctions économiques américaines contre les entreprises chinoises, accentuant encore un peu plus la guerre commerciale que se livrent les deux pays. “La Chine a déjà annoncé imposer de nouvelles restrictions commerciales sur une vingtaine d’entreprises américaines, le lendemain de l’annonce concernant les drones. Il risque d’y avoir des représailles et un effet d’escalade”, met en garde Anne Gaustad. La consultation lancée par le gouvernement américain prendra fin le 4 mars 2025, lorsque le gouvernement de Donald Trump sera entré en fonction. Cela sera la responsabilité de la nouvelle administration de prendre une décision en fonction des résultats du vote, mais l’hostilité d’une grande partie du cabinet du nouveau président envers la Chine laisse peu de doute sur sa décision.
Pour l’instant, seuls les Etats-Unis envisagent une interdiction. “L’Europe est en retard sur ces questions, alors que c’est un sujet très stratégique. En Norvège, il ne se passe pas une semaine sans que les autorités n’arrêtent des pilotes de drones au-dessus d’Oslo”, soulève Anne Gaustad. Depuis 2022 et le déclenchement de la guerre en Ukraine, le pays est particulièrement vigilant quant aux tentatives d’espionnage menées par la Russie. Sept ressortissants russes ont déjà été arrêtés pour espionnage après avoir fait voler des drones au-dessus de secteurs sensibles, tels que des aéroports et des plateformes de forage de pétrole. “C’est une mauvaise idée de ne pas avoir de contrôle sur une technologie aussi sensible, qui peut être utilisée à des fins néfastes et en désaccord avec la protection des intérêts de l’Union européenne”, prévient-elle. Le bruit des drones au-dessus des têtes européennes sera peut-être bientôt un lointain souvenir.
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