Que celui ou celle qui ne s’est jamais extasié devant le prix de la pinte en Europe de l’Est nous jette la première bière. Reste qu’après avoir vidé triomphalement les bars de Budapest, Berlin ou Cracovie dans notre vingtaine, il est temps de faire notre mea-culpa. Ces voyages « qui forment la jeunesse » n’ont pas seulement été un fléau pour notre pauvre foie, mais probablement aussi pour les villes hôtes.
Prague en a marre des touristes plus attirés par le prix de ses binouzes que par l’architecture de ses églises. La capitale tchèque a voté lundi en conseil municipal l’interdiction d’organiser des virées entre 22 heures et 6 heures du matin. Comprendre : finito les pubs crawls et autres barathons en tour-opérateur. Une nouvelle tendance pour les capitales européennes ?
Des riverains lassés
Jean-Pierre Mas, président des entreprises de voyage, n’y croit pas trop : « Il s’agit d’un coup marketing. La preuve, on en parle ! Mais c’est une mesure stupide et inutile. On peut profiter des bars à Prague après 22 heures sans être totalement ivre. Tout ce que ça risque de provoquer, c’est une perte d’une part de la clientèle. » Effectivement, on imagine mal des Fêtes de Bayonne à 0 % d’alcool attirer autant de monde. « Mais les férias sont des événements ponctuels », nuance Armelle Solelhac, PDG de SWiTCH, agence de prospective et stratégie spécialisée dans le tourisme. « Quand c’est toute l’année, cela provoque des réactions plus épidermiques de la part de la population locale, et les élus sont forcés d’agir. »
Même sentiment pour Marie Delaplace, professeure émérite à l’université Gustave Eiffel et spécialiste du tourisme : « Les conflits entre les locaux et les vacanciers ne sont pas récents et sont d’ailleurs inévitables. Deux populations n’ayant pas du tout les mêmes contraintes ni les mêmes temporalités mais partageant les mêmes espaces et les mêmes ressources… » Ruelles archi-bondées à Santorin du matin au soir, gentrification de la ville et envol des locations Airbnb à Barcelone, déchets à Rome… La problématique se serait toutefois intensifiée ces quinze dernières années « avec l’explosion des vols à bas coût », qui rendrait presque plus abordable une soirée arrosée à l’autre bout de l’Europe que dans un bar parisien (à 13 euros la IPA, que voulez-vous…).
Une ville peut-elle choisir ses touristes ?
Mais il n’y a pas que la tranquillité des riverains en jeu. Prague est « à la recherche d’un touriste plus cultivé, plus riche […] et non pas d’un touriste qui vient pour une courte période uniquement pour s’enivrer », a indiqué Jiri Pospisil, un conseiller municipal. Une tendance de fond, renseigne Armelle Solelhac : « Depuis cinq, six ans, les grandes villes européennes cherchent à monter en gamme dans leur clientèle touristique. »
Mais une ville peut-elle vraiment choisir ses touristes, ou est-elle condamné à les subir ? « Des politiques tarifaires sont mises en place pour rendre la ville moins attractive pour une certaine clientèle », rappelle la PDG de SWiTCH. Une métropole peut donc avoir de l’influence sur sa clientèle, notamment sur qui ne vient pas.
L’alcool à flot, « un très mauvais calcul marketing »
Là encore, Jean-Pierre Mas se montre sceptique : « Ce n’est pas parce que vous chassez les tournées des bars que vos musées et votre patrimoine culturel vont subitement attirer plus de visiteurs. L’un n’empêchait pas l’autre. Et beaucoup de touristes faisaient probablement les deux – visiter le jour et faire la fête la nuit ».
Armelle Solelhac reconnaît que « ce n’est pas parce qu’une clientèle est plus riche qu’elle sera forcément plus polie et civique. ». Mais tout de même, « les villes à la réputation trop alcoolisée ou festive peuvent être rédhibitoires pour des touristes plus aisés, à la recherche de calme », note la PDG. « C’est un très mauvais calcul marketing d’être associé à la beuverie » là où les villes rêvent de touristes premium : beaucoup moins nombreux – donc moins de désagréments pour les riverains – mais avec le même chiffre d’affaires à la clé.
Reste que si modeler son image est possible, « cela prend beaucoup de temps, concède Marie Delaplace. On se défait difficilement d’une réputation, et on s’en forge une lentement. » La vingtaine ne s’oublie pas si facilement.
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