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Du ciel nigérien aux atolls polynésiens, le paradis existe pour Titouan Lamazou, et il se trouve sur Terre. Le peintre voyageur et ancien coureur au large de 69 ans expose ses dernières œuvres au Musée d’art moderne et contemporain des Sables-d’Olonne (Vendée). Dans l’album associé, intitulé Sous les étoiles (Gallimard, 2024), le premier vainqueur du Vendée Globe, qui a rangé sa veste de quart pour dédier son temps à l’huile et à la gouache, pose des mots sur le lien entre art et prise de conscience écologique.
Sous son pinceau, des constellations chatoyantes embrasent un ciel fantasmé. L’océan n’est jamais loin, grouillant d’une vie multicolore. Entre les deux, la canopée forme un lien enchanté et protecteur. Lui qui n’a cessé de voyager pour portraiturer les Femmes du monde (Gallimard, 2007) a changé de cap pour représenter le «vivant non-humain». Pour Libé, Titouan Lamazou raconte son rapport au monde océanique, de sa victoire au Vendée Globe en 1990 à ses toiles peintes entre les Marquises, Tahiti et l’archipel des Tuamotu, témoignages de «l’infime minceur de notre habitat terrestre» et formes de résistance à la crise écologique.
Les premiers skippers du Vendée Globe sont arrivés cette semaine. Vous avez suivi la course ?
Oui, Charlie Dalin [vainqueur en 64 jours ndlr], c’est une bête, il est super doué. Mais ça ne me passionne plus autant qu’avant. Si j’étais jeune aujourd’hui, je ne suis même pas sûr que je m’orienterais vers la course au large.
Pourquoi ?
Dans les années 60, j’ai quitté les Beaux-Arts de Toulouse à 18 ans avec un bac-2 (à l’époque pas besoin du diplôme pour y entrer) pour partir autour du globe. Le monde inconnu de ceux qui vont en mer m’attirait, avec une approche plutôt littéraire, inspirée par Jack London et d’autres. Je suis parti en bateau-stop, c’était romanesque. J’ai vécu aux Antilles de portraits en terrasses de café et en proposant mes services de matelot sur les bateaux qui passaient par là. Au début des années 70, pendant mon service militaire, j’ai rencontré le navigateur le plus célèbre de l’époque, Eric Tabarly. C’est sous son commandement, sur le Pen Duick VI, que j’ai appris le métier de marin et eu envie de me lancer dans la course au large. Mais à l’époque du premier Vendée Globe, cet univers était encore pionnier, libre. Ça a beaucoup évolué. A bord, on n’avait ni Internet ni téléphone portable.
L’adrénaline de la course au large ne vous manque pas ?
Pas du tout. En 90, j’avais déjà décidé de raccrocher mon ciré. Je n’allais pas passer ma vie à essayer d’arriver premier, je l’avais déjà fait. D’autres engagements me semblent davantage nécessaires. Et puis, à l’époque, mon bateau, l’Ecureuil d’Aquitaine II, n’était pas un exemple d’écologie. Aujourd’hui, c’est encore pire pour les bateaux de compétition. Rien que la coque, merveille d’agencement composite, pèse trois ou quatre tonnes et génère le triple de déchets pour une durée de vie d’environ cinq ans. Certains skippeurs pionniers, comme Roland Jourdain, commencent à faire des bateaux plus responsables, recyclables. Dans le cadre actuel, impossible de gagner une course sans un bateau performant. Et s’il n’est pas performant, il n’est pas écolo. La position des skippeurs d’aujourd’hui n’est donc pas simple. Comme le dit François Gabart, très sensible à ces questions, gagner des courses sur des bateaux ultra-performants permet aussi de gagner en notoriété, d’intéresser les médias et de faire passer des messages.
Comment voyez-vous l’avenir de ces courses ?
J’ai vu que Marc Thiercelin souhaitait s’engager dans le prochain Vendée Globe avec un bateau en bois. S’il est seul à le faire, il ne gagnera pas. Mais le cahier des charges pourrait évoluer pour intégrer la notion de recyclage et de réutilisation après la course. Peu importe de battre le record de vitesse, l’important est de franchir la ligne d’arrivée en premier. Après, il faut nuancer : les chantiers navals ne sont pas Volvo ou Volkswagen. Il serait dommage de trop dénigrer la course au large, alors qu’en parallèle, d’autres sports, comme la Formule 1, ont un impact environnemental aberrant et une philosophie bien différente.
Dans vos dernières œuvres, les étoiles, coraux, poissons, fleurs ou arbres deviennent les sujets principaux. Pourquoi les humains sont-ils absents, contrairement à vos précédents tableaux ?
Dans mon travail, il y a toujours une cause sous-jacente, une forme de militantisme. J’ai mal vécu l’arrivée en tête du Vendée Globe. La notoriété nouvelle m’a déboussolé. J’ai repris mes pinceaux et continué à voyager à travers le globe, en Somalie, en Ethiopie et à Djibouti, notamment avec le projet Femmes du monde dans les années 2000. Au fur et à mesure, l’œuvre est devenue un livre noir de la condition des femmes et le portrait des multiples visages de la misogynie contemporaine. Ce travail a forcé le solitaire que je suis à aller vers les autres alors que j’ai plutôt une sympathie congénitale pour le vivant non-humain.
Et quelle est la cause sous-jacente vous motivant désormais à mettre en avant la richesse de la biodiversité ?
L’urgence absolue. L’attitude de nos contemporains est totalement déprimante, désespérante. Comme une impression de se diriger gaiement vers un suicide collectif. L’arrivée de Trump, Musk, maintenant Zuckerberg et les autres accélère ce phénomène. Vous ne verrez donc jamais d’antenne Starlink [fournisseur d’accès à Internet par satellite de la société SpaceX dont le milliardaire Elon Musk est le PDG, ndlr] sur mon bateau. Je coupe aussi mes réseaux sociaux et encourage les gens à le faire.
Dans l’album, vous accordez une attention particulière à ce que les scientifiques appellent «la zone critique». Qu’est-ce que c’est ?
J’ai toujours pensé l’océan comme un puits de lumière gigantesque ayant une profondeur moyenne d’environ 3 000 mètres. En réalité, il s’apparente plutôt à une flaque d’eau posée sur l’écorce terrestre, tel le vernis d’une boule de billard. L’atmosphère vivable, elle, ne tutoie pas les étoiles, et s’étend jusqu’à 4 000 mètres d’altitude. Sept kilomètres mis à l’horizontal, c’est plié en une bonne heure de marche. Cela m’a ouvert l’esprit. Cet espace «habitable», les scientifiques l’appellent «zone critique» : la confrontation des forces telluriques de la Terre et l’énergie du Soleil ont créé le relief de notre planète et la circulation de l’eau, permettant le développement de la vie. Le tout en quelques milliards d’années. Et nous, en cinquante ans, on va peut-être tout foutre en l’air en engendrant des bouleversements radicaux des écosystèmes.
Comment vous est venue l’idée de vous pencher sur ce sujet ?
Cela remonte à 2014, lorsque je travaillais sur les réfugiés maliens au Niger. En bivouaquant dans le désert de l’Aïr, la beauté du firmament m’a marqué. Puis, en 2016, je me suis intéressé à la relation des anciens Océaniens au vivant, dans la mouvance des travaux de Philippe Descola, et je me suis rendu aux Marquises. Dans la mythologie océanienne, le ciel tient une place prépondérante. L’envie m’est alors venue de représenter les étoiles, à ma manière. Puis j’ai échangé avec des chercheurs, en me rendant au CNES [Centre national d’études spatiales, ndlr], à Toulouse. Leur banque d’images du ciel est extraordinaire, grâce aux nouveaux télescopes en orbite. Le directeur de l’époque m’avait confié vouloir sensibiliser les gens à l’infime minceur de notre habitat terrestre.
Les catastrophes climatiques se multiplient, à l’image des incendies monstres en Californie ces derniers jours. Quelle influence ont-elles sur vos peintures ?
Le besoin d’une thématique militante n’est pas forcément lié à la forme de l’œuvre. Celle-ci doit surtout tenir la route. Par exemple, j’ai mis beaucoup de temps à peindre les fonds marins. J’ai besoin d’aller observer au plus près les coraux ou les poissons, en posant mon chevalet sous l’eau. Je travaille avec des scientifiques en Polynésie ; cela m’aide beaucoup à ne pas véhiculer de poncifs et à être mesuré. L’année dernière a été difficile pour les coraux, qui blanchissent à cause de la hausse de la température de l’eau. J’aime montrer ce que je ressens, la beauté, la profusion de couleurs. Le résultat n’est certes pas réaliste, mais donne une puissante idée du réel, avec un fond fantasmé, onirique.
Dans l’œil de Libé
Pourquoi ce parti pris ?
Parce que j’adore Henri Matisse et Peter Doig, entre autres. Et parce que c’est l’effet que ça me fait. Là, je deviens peintre. Je me sers de la photographie comme d’un carnet de notes. Quand je dessine sous l’eau, je prends des photos et je réalise des croquis. Puis je ramène le tout à l’atelier et je peins, en puisant aussi dans l’histoire de la peinture, essentiellement occidentale. Mon impression est plus colorée que mes photos quasi monochromes, bleues. Les fauves peignaient déjà comme cela il y a plus d’un siècle. L’idée est de mettre en avant le merveilleux du chatoyant monde marin polynésien. On nous reproche souvent, à nous les écolos, d’être anxiogènes, de faire chier tout le monde (rire). Là, naturellement, je fais du féerique.
Ça vous angoisse, la perte du vivant ?
Je me souviens avoir pleuré dans la Caatinga, région du sertão brésilien où la biodiversité est d’une richesse incroyable. Au bord de la piste, le paysage magnifique fait de petits palmiers a soudainement changé : tout était rasé. Devant nos yeux, une mer de coton transgénique. Des larmes ont coulé sur mon visage. On a fait pareil chez nous. Il n’y a pas une campagne française qui ne soit pas domestiquée. Ça me peine. On observe en ce moment même l’extinction bouleversante des grands animaux, les gros poissons, les éléphants, les rhinocéros… Pour moi ça ira, j’ai bientôt 70 ans donc je n’en ai plus pour très longtemps. En revanche, pour mes enfants, c’est mal barré.
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Y a-t-il des motifs d’espoir ?
Affirmer qu’on peut enrayer le phénomène est politique. Mais ça fait un moment qu’on nous le dit et qu’il ne se passe rien. L’écologie devrait préoccuper tout le monde. Les incendies à Los Angeles permettent de faire le lien avec le changement climatique, contrairement à ce que dit Trump, qui accuse les démocrates. Mais face au cyclone à Mayotte, le discours dominant pointe plutôt du doigt l’immigration… (soupir) Toutefois, travailler avec des scientifiques donne envie. Désormais, le lien entre art et science se fait dans de nombreux instituts de recherche pour renforcer la médiation auprès du grand public. A ma petite échelle, j’essaye de contribuer à cette prise de conscience. Si, aujourd’hui, on a le gouvernement que l’on a, c’est parce que les politiques sont persuadés qu’en tapant sur les Africains, les Arabes, les réfugiés, ils auront plus de voix. Si les mêmes se mettent à penser qu’en protégeant la biodiversité ils en gagneront, peut-être qu’ils le feront.
Et maintenant, comment s’annonce la suite pour vous ?
J’aimerais enquêter sur ce que certains appellent aujourd’hui les «écoterroristes» et les scientifiques en rébellion. Utiliser le terme d’écoterroristes pour qualifier des militants qui s’opposent aux bassines de Sainte-Soline ou qui grimpent aux arbres pour les protéger de la construction de l’autoroute A69, projet si anachronique, est une aberration totale. Les mots sont importants. On ne devrait d’ailleurs plus dire nature ou environnement ; ils n’existaient pas dans la langue tahitienne jusqu’à l’arrivée du néologisme «natura». Pour les peuples des civilisations anciennes, c’est un pléonasme puisque nous sommes la nature. Et puis, cela fait trente ans que j’en parle, mais la construction de mon bateau-atelier devrait bientôt débuter. Ce sera un catamaran itinérant, une résidence d’artistes et de scientifiques. A l’entrée, je ferai graver ceci : «La lenteur est le mode le plus rapide pour atteindre l’essentiel.»
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