Narcotrafic : «Les criminels ont des moyens de pression illimités»

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Alors que le Sénat se penche ce mardi 27 janvier sur la proposition de loi sur le narcotrafic, Libération s’est entretenu avec Damien Brunet, directeur de l’ouvrage collectif Droit et pratique de la lutte contre la criminalité organisée (éditions LGDJ, 2024), qui regroupe plus de 30 acteurs phares de la matière. Parquetier spécialisé dans ce type de dossiers depuis plus de quinze ans, à Bobigny et à la juridiction interrégionale spécialisée de Paris notamment, il dirige aussi la formation «Lutte contre la criminalité organisée» de l’Ecole nationale de la magistrature et de l’Ecole nationale supérieure de police.

Etes-vous d’accord avec le constat alarmiste du rapport sénatorial, dévoilé en mai 2024, sur la prolifération du narcotrafic et le manque de moyens de la justice ? Quel est aujourd’hui l’état de la menace ?

Oui. Ce constat pourrait même être repris pour les autres types de menaces liées à la criminalité – proxénétisme, trafic d’armes, traite d’être humains… Il suffit de regarder les chiffres : la criminalité organisée en France, c’est 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 6 milliards pour le narcotrafic seul. A mon sens, la prise de conscience de l’ampleur de la menace s’est faite avec le déchiffrement des solutions de cryptage de téléphonie. Par essence, la criminalité organisée est un monde clandestin : on en sait seulement ce qu’on en voit. Le reste, on est obligé de le supposer. Là, pour la première fois, on a eu accès à des échanges que les malfaiteurs pensaient tout à fait cryptés, donc où ils ne prenaient aucune précaution. On s’est retrouvé avec plusieurs centaines de millions de communications relatives à des projets criminels partout en Europe et dans le monde. On a, par exemple, découvert un projet où un donneur d’ordre allemand passe commande à un intermédiaire serbe qui fait exécuter, via un tueur à gages français, un individu en Espagne.

Peut-on parler de «mexicanisation» du pays, comme Bruno Retailleau ? Faut-il craindre une importation des modèles étrangers du crime organisé ?

On a longtemps pensé, de façon un peu condescendante, que la mafia était un problème italien, les cartels l’apanage de l’Amérique latine. Quand on voit que des affaires judiciaires, en Belgique ou aux Pays-Bas, imposent désormais aux avocats de plaider avec des cagoules, on ne peut s’empêcher de regarder vers la Colombie où les magistrats jugent le visage dissimulé. S’il est très difficile de se comparer à des Etats voisins, il existe en France des aspects relativement inquiétants dans les organisations criminelles. Il y a notamment une montée en puissance récente de mouvements, comme à Marseille, qui se revendiquent de l’appellation «mafia».

A quelles organisations criminelles a-t-on affaire ?

Ce sont des organisations locales avec une vision territoriale des choses : «Ce point de deal, cette barre d’immeuble est à moi et j’organise mon approvisionnement.» Aujourd’hui, les marges sont tellement énormes et rapides qu’il y a une forme de croissance débridée, avec une hiérarchie pas si bien établie. Cela explique la recrudescence d’actes violents. Avec un indicateur très inquiétant : le rajeunissement des auteurs. A l’autre bout de la chaîne, des personnages très puissants dirigent ou supervisent le trafic sans plus vraiment y prendre part. Ce sont souvent des ego surdimensionnés, animés d’une volonté de mettre le monde à leurs pieds. Leurs patrimoines sont malheureusement parfois déjà blanchis. Ils s’assoient à la fois sur une consommation de masse et une production qui explose.

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Comment prospèrent ces réseaux ?

En botanique, la criminalité organisée relèverait de la définition du parasite. Si vous mettez en place des moyens de communication perfectionnés pour faire une visio avec votre grand-mère à l’autre bout de la France, ceux-ci vont aussi servir aux malfaiteurs pour donner des ordres sans être interceptés. Si vous mettez en place une bancarisation du monde à la vitesse de l’éclair [soit le développement de services bancaires au détriment de l’argent liquide, ndlr], les circuits de blanchiment vont l’utiliser. La criminalité organisée n’avance pas d’elle-même, elle tire toujours profit de ce qui se fait légalement dans nos sociétés. Et elle s’adapte. Dès que vous resserrez l’étau, des mécanismes de compensation apparaissent. Exemple : par un simple coup de fil, les 200 000 euros que vous avez déposés ici, vous les retirez à l’autre bout du monde. Cette somme est saucissonnée en un tas de petites sommes, confiées à des petites mains, qui vont chacune accomplir un voyage anodin pour aller voir untel à tel endroit.

Ces réseaux disposent de moyens colossaux. Dans quelle mesure faut-il craindre une corruption d’agents de l’Etat ?

On a raison d’avoir des craintes : 500 euros pour un trafiquant de stupéfiants, cela ne représente rien ; 500 euros pour un surveillant pénitentiaire ou un greffier, ça représente 25 % de son traitement. Il suffit de passer dans la queue du supermarché et de dire dans l’oreille : «Ça s’est bien passé hier, le petit, à l’école ?» Il faut être sacrément costaud pour résister derrière. D’autant qu’en face, on a des moyens de pression illimités. Il y a une disproportion entre l’objet de la corruption et son résultat : pour seulement 500 euros, on peut obtenir la consultation d’un fichier, savoir si untel fait l’objet d’un mandat d’arrêt, mais le résultat c’est que le délinquant ou le criminel, derrière, échappe à son interpellation. Il n’y a pas besoin de beaucoup corrompre pour que ce soit très grave.

Il ne faut pas non plus oublier les acteurs privés. Et là, on touche du doigt les emplois induits de la criminalité organisée. On voit parfois des actions criminelles se déporter sur des zones de fret, sur des acteurs de maintenance avec des sociétés de transport qui n’ont aucune réalité économique, qui viennent de naître dans l’arrière-pays d’un port ou d’un aéroport, qui présentent d’emblée un chiffre d’affaires extravagant et disparaissent au bout de six mois. C’est la corruption de ces acteurs qui permet de blanchir une activité illicite.

La proposition de loi veut aussi renforcer la lutte contre le blanchiment. En quoi est-ce un levier essentiel ?

Prendre l’argent est évidemment ce qui est recherché. Pourquoi le trafic de stupéfiants a une place centrale dans le crime organisé ? Parce qu’il offre les plus fortes marges. Tout ce qui peut déranger les criminels est bon à prendre. Le droit français permet ainsi de saisir un objet dont on pense qu’il vaut à peu près l’objet du crime, mais qu’on n’arrive pas à trouver. Dans certains dossiers, on a d’ailleurs noté une forme d’attachement à certains biens, qui ont permis des récupérations d’avoirs inespérées. Le délinquant ou le criminel a parfaitement intégré le risque carcéral, mais la mesure patrimoniale s’en prend à des biens qu’il pensait à l’abri pour lui ou sa famille. On actionne ainsi un levier assez fort, qui ne relève plus que de la stricte responsabilité pénale. Je me souviens d’un mis en cause incarcéré dont le premier courrier au juge d’instruction était une demande de restitution de sa Ferrari, avant même sa demande de remise en liberté.

La refonte du statut du repenti est également au programme. Vous relevez dans votre ouvrage que celui-ci «est très largement perfectible»…

La loi Perben II, votée en 2004, fut une avancée majeure. Mais on a mis dix ans à rendre effectif ce statut de repenti. Aujourd’hui, on en compte seulement une quarantaine. Cela s’explique pour plusieurs raisons. Il faut trouver la bonne personne, le candidat mû par le bon moteur. Les modalités des protections sont aussi très difficiles à mettre en œuvre. Le repenti remet la suite de son existence entre les mains du service qui le protège. La personne doit accepter de tout laisser : changement d’identité, d’adresse, rupture des liens familiaux, sociaux, amicaux, professionnels… Le coût est extrêmement élevé. A cela s’ajoute le caractère incertain et évolutif du statut. Aujourd’hui, on ne peut en aucune manière garantir à un candidat qu’il sera toujours repenti. Le magistrat instructeur peut demander à la Commission nationale de protection qu’untel soit placé sous le statut de repenti, mais cette décision ne lie pas les autorités judiciaires. Au procès, les juges peuvent très bien décider de ne pas suivre cet avis. Et là, patatras : le type a balancé tout le monde, il n’encourt plus de peine réduite et il n’est plus protégé. Donc il a tout perdu. Cette situation d’incertitude, qui peut tout de même se traduire par une balle entre les deux yeux, est évidemment un frein majeur dans la négociation.

Libération

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