Pourquoi les hommes russes s’engagent dans l’armée pour combattre en Ukraine ?

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Des policiers armés de fusils automatiques se tiennent à l’entrée de l’immeuble de cinq étages. Devant le porche, encadré par deux cubes de verre abritant des mannequins en uniforme de soldat sans visage, sous l’inscription «Point de sélection pour le service militaire sous contrat à Moscou», la file d’attente se forme dès 9 heures du matin. Les premiers sont généralement des habitants d’autres régions, arrivés dans la capitale par le train de nuit. A l’intérieur, les locaux sont neufs et modernes, avec un système de queue électronique.

Depuis le 6 août et le début de l’incursion ukrainienne dans la région de Koursk, le centre de recrutement pour l’armée, dans le nord de Moscou, ne désemplit pas, du matin au soir. «Aujourd’hui, nous recevons 500 personnes par jour, et nous sommes débordés», racontait cet été l’un des psychologues du centre.

L’excitation n’est pas seulement due à une exacerbation du sentiment patriotique. Le 23 juillet, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, a alloué 1,9 million de roubles (18 000 euros) à chaque contractuel qui signe avec l’armée dans la capitale. En tenant compte du salaire, des avenants moscovites et fédéraux, le solde total s’élèvera à plus de 5,2 millions de roubles pour la première année de service. Soit près de 50 000 euros.

Alors des hommes, et quelques femmes, ont commencé à affluer des quatre coins du pays. «Selon nos impressions, nous recevons un quart de Moscovites, et tous les autres arrivent de province. Si vous habitez à Oufa [dans l’Oural], vous pouvez signer un contrat là-bas, mais la ville ne vous versera que 400 000 roubles [3 700 euros]. Ou bien vous pouvez acheter un billet d’avion jusqu’à Moscou, recevoir deux briques et partir à la guerre d’ici.»

Bonus de 2 millions de roubles

Ces traitements, des sommes que la grande majorité des candidats n’ont jamais vues sur leur compte en banque – combinés à la décision de Vladimir Poutine de permettre aux hommes âgés de 65 ans de s’enrôler, ont provoqué des files d’attente de centaines de pères de famille en préretraite ou retraités, assis au milieu de jeunes gens issus d’écoles techniques et d’hommes en tenue de camouflage arborant des écussons «Z» et des médailles pour la prise de Bakhmout. Dans les tranchées, sur le front, on croise de plus en plus d’hommes de plus de 50 ans, confirme un officier des forces aéroportées, déployé dans la direction de Kherson.

Ces volontaires viennent généralement accompagnés de leur famille, femme et enfants. Dans le hall, un distributeur de café, de chips et de sodas, sur les murs, des affiches : «Plus les frontières sont larges, plus les ennemis sont éloignés» et «La victoire n’est qu’une question de temps ! Ne tardez pas !»

Chacun leur tour, les candidats passent devant des médecins, psychologues civils, avocats, officiers militaires, notaires et employés de banque. Tous ceux qui vont signer un contrat avec l’armée sont d’abord recrutés, sur le papier, par Mosgaz, Moslift, ou une autre agence du complexe résidentiel et communal de Moscou, afin de percevoir la prime moscovite de 50 000 roubles de plus par mois, ainsi qu’un «bonus» 2 millions de roubles de la part du gouvernement de la capitale, avec le premier salaire.

Pour les futurs contractuels, le patriotisme va souvent de pair avec le besoin d’argent. Et les autorités sont prêtes à en tirer profit. «La plupart de ceux qui viennent ici ne gagnent pas grand-chose, reconnaît l’un des employés du centre de recrutement. Presque tous parlent de sentiment patriotique quand on leur demande ce qui les motive. Certains évoquent des dettes. Ils sont tous certains de revenir vivant, mais pensent à la mort, forcément. Et naturellement, ils ne sont pas prêts à mourir pour 30 000 roubles. L’écrasante majorité d’entre eux ont des enfants. Lorsqu’ils décident de mourir pour des raisons patriotiques, ils savent que cela donne certaines garanties à leurs enfants.»

Aux enfants des combattants en Ukraine, l’Etat promet la gratuité pour les activités périscolaires, une éducation complémentaire, des places dans les crèches, les écoles et les universités. «Une grande partie de la motivation est liée au fait qu’ils sont en situation d’échec, explique l’un des travailleurs sociaux du centre. Pour eux, traverser la guerre est l’un des rares objectifs réalistes à atteindre dans la vie. C’est ce qu’ils disent – j’ai 35 ans, je suis un raté, c’est ma dernière chance.»

Dmitry, 30 ans, n’était pas très bon à l’école. Après une fac privée, il s’est engagé dans l’armée, a été démobilisé en 2019 et travaillé comme maçon, pompier, serveur, chargeur. «Ça n’a pas marché dans le civil. Il n’y a pas de stabilité.» Ivan, cordonnier, dit qu’il veut payer sa dette à la patrie, en plus il a de la famille à Koursk. L’argent ne fera pas de mal non plus. «Je veux que mon fils voie que je ne me contente pas de traîner ici… Je veux faire mes preuves.» Le maçon Guennady a fait de la prison pour vol, puis a rencontré une fille, a eu un enfant, «mais ça n’a pas marché». «Je picolais, je travaillais. Je ne picolais pas, je travaillais. J’ai signé avec l’armée pour commencer à vivre différemment. Ma vie va s’améliorer.» Nikolaï était contremaître, soudeur, maître d’œuvre dans le Nord : «J’ai bourlingué. Je me suis accroché nulle part. Peut-être que cette fois ça va marcher.» Denis, 20 ans, «a tout essayé dans la vie civile, tout raté, peut-être que l’opération spéciale est une solution ?»

«Erreurs de jeunesse»

Les psychologues du centre parlent de «loose sociale», «soif de réussite imposée par la société patriarcale», «recherche de l’épanouissement personnel en l’absence d’autres ascenseurs sociaux». «Les personnes qui vivent sur les réseaux sociaux ont l’impression que tout le monde réussit. Mais la dure réalité de la vie en Russie, comme partout, c’est que tout le monde est dans la merde, raisonne l’un des travailleurs sociaux. Tu fous rien, tu picoles, t’as que des relations ratées, pas de famille, tu passes ta vie à jouer sur un ordinateur. Et tout d’un coup on te propose un nouveau jeu. Il y a une probabilité que ça se passe mal. Mais tu auras de l’argent, une profession, un statut, le respect de la société. Et leurs yeux s’illuminent.»

L’article original (en russe) sur «Вёрстка»

En quête de carrière, les femmes aussi se tournent vers la guerre. «Elles sont plus positives, elles n’ont pas la pression patriarcale de “réussir”, il n’y a pas de frustration par rapport à leur rôle», dit une assistante sociale. Elles doivent avoir moins de 45 ans, sont 15 à 20 à se présenter ici par semaine. Pas seulement des médecins et des cuisinières, mais aussi des tireuses d’élite. «Elle a le droit de signer le même contrat que n’importe quel homme. Mais en qualité de quoi elle sera envoyée au front est du ressort du commandement.»

Une femme célibataire, jeune et belle, se dit qu’elle se trouvera tout de suite quelqu’un là-bas. Le mari d’une autre est déjà sur le front, ils n’ont pas d’enfants : «Je ne veux pas l’attendre ici les bras croisés.» Une troisième, membre d’un collectif de chant et de danse, après avoir voyagé en Syrie et dans les territoires ukrainiens occupés, a décidé qu’il était mieux de chanter du folklore patriotique avec un grade, et pas en tant que civile. Une mère de deux enfants (1 et 3 ans) assure que tout ira bien : «Ils resteront avec leur grand-mère et leur père.»

Près de la moitié des volontaires qui veulent signer un contrat à Moscou ont purgé une peine pour divers délits, allant du vol dans les années 90 à la vente de drogue très récemment. Pour beaucoup, le service et le grade militaire sont un moyen de corriger les «erreurs de jeunesse». «Se débarrasser du stigmate d’être un criminel, purger le casier judiciaire, est une motivation très forte», dit un avocat.

Viennent aussi des personnes qui sont sous le coup d’une enquête, sans avoir encore été jugées mais qui ont déjà trouvé l’occasion de s’engager dans l’armée, au lieu d’attendre le verdict. Ainsi, cette jeune femme interpellée avec un kilo de haschisch : «Ils m’ont coincée, je dois disparaître. J’ai un crédit aussi… Du coup, j’ai décidé de partir.» Malgré l’ouverture d’un dossier pénal, elle a reçu tous les papiers nécessaires et a été envoyée sur le territoire ukrainien.

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En septembre 2024, la Douma a adopté une loi exonérant les personnes ayant commis des crimes de toute responsabilité pénale à la signature d’un contrat avec le ministère de la Défense pour partir au combat, à n’importe quel stade de la procédure. Il suffit de reconnaître sa culpabilité, en améliorant au passage les statistiques de détection des crimes, ce qui reste le principal critère d’efficacité du travail de la police.

Mikhaïl est un ancien soudeur. Divorcé depuis trois ans, il a discuté avec son ex-femme de la décision de partir à la guerre. «Qu’a-t-elle dit ? Que je suis un trou du cul. Mais j’ai un fils conscrit, il a été envoyé à Belgorod. Je veux le protéger. Pour que les conscrits ne participent pas à la guerre. Je peux apporter ma contribution. Trois de mes camarades sont déjà morts… Est-ce que cette guerre est juste ? Est-ce qu’une guerre est jamais juste ? Protéger nos frontières, bien sûr… Mais on a quand même franchi la frontière des voisins, c’est pas génial…»

Viktor, un vétéran de la deuxième guerre de Tchétchénie, n’est «pas là pour l’argent» : «Mon épouse pleure, mais je pense qu’il faut y aller. Ce n’est pas aux jeunes de se battre. Certains n’ont même pas encore connu de femmes…» Son fils a passé sept mois à la guerre, en est revenu et s’est suicidé. Il s’est pendu à l’extérieur de la ville, après avoir envoyé la géolocalisation à sa femme, la laissant avec deux petits enfants. «Je l’ai enterré, j’ai mis une stèle. Et maintenant, j’y vais.»

Sergueï, magasinier, neuf années d’études : «Pourquoi j’ai signé ? Pour suivre les copains. Ai-je des sentiments patriotiques ? Non, pas vraiment.» Vadim est contremaître adjoint dans une usine, avec un salaire de 50 000 roubles par mois : «J’y vais pour m’en sortir financièrement, pas pour tuer des gens.» La veille, Dmitry, chargeur, a bu un litre de bière sans alcool et une bouteille de vodka. Son frère est déjà sur le front. Lui n’a pas de logement, il s’est disputé avec sa sœur, qui l’a mis dehors. Il n’a plus nulle part où aller…

Envoyer tout le monde à la guerre

Un condamné ou un suspect peut se voir refuser un contrat avec le ministère de la Défense s’il est accusé de violence sexuelle et d’extrémisme. «Mais la drogue, le meurtre, le vol, ça passe», confirme un travailleur social. Autre motif de refus : une forte toxicomanie, visible lors de l’entretien, et un dossier psychiatrique. Les tatouages sont également examinés. La plupart des candidats en ont un ou deux, faits dans l’armée ou en prison. Des étoiles, une rose, «Le monde entier à mes pieds» en latin, «Seul Dieu a le droit de me juger». Un homme s’est présenté avec une croix gammée sur la jambe, un autre avec les chiffres 14/88 sur l’épaule (symbole des suprémacistes blancs). «Nous avons pensé à les débouter, admet un employé. Mais ils ont déjà combattu dans les rangs de Wagner, ils ont apporté leurs médailles pour la prise de Bakhmout et des photos.»

Comme l’admettent les employés du centre eux-mêmes, leur tâche consiste à envoyer tout le monde à la guerre. «Je n’ai encore refusé personne. Si quelqu’un veut aller mourir pour Poutine, pourquoi devrais-je l’en empêcher ? Au contraire, explique notre interlocuteur. Mais si je vois une personne qui doute, je l’aide à douter. Il faut qu’ils aient conscience de tous les risques. C’est ce que je leur dis, vous allez vous faire tuer. Vous allez mourir, vous allez rentrer à la maison sans jambes. Cela peut faire douter.»

Sergueï n’a pas 30 ans, il parle entre ses dents, en tremblant. «J’ai pas le choix. Les dettes, les paris. En fait, c’est la décision de ma mère, elle m’a forcé à venir ici. Je suis dans la merde, je les ai tous laissés tomber», et de fondre en larmes. Sergueï est un joueur compulsif classique, avec des millions de roubles de dettes, des dizaines de microcrédits, l’argent perdu de ses parents et de sa fiancée, son salaire dépensé en paris. Après avoir été récupéré les contacts de plusieurs centres d’addictologie, l’homme a décidé de ne pas signer le contrat.

Depuis le mois d’août, selon les données obtenues par Verstka, plus de 14 000 personnes sont parties au front depuis ce centre de recrutement moscovite. Plus de 70 000 soldats russes sont morts depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, un sur cinq avait signé un contrat avec l’armée après le début de la guerre, ont calculé les journalistes de la BBC et de Mediazona. Selon les rapports des services de renseignement occidentaux, l’armée ukrainienne a perdu 80 000 soldats au cours de cette période, avec 400 000 blessés. Le nombre réel de tués et de blessés graves du côté russe pourrait atteindre un demi-million, selon la BBC et Mediazona. En 2024, parmi les militaires russes dont la mort a été confirmée par des sources ouvertes, on trouve de plus en plus de personnes âgées de 40, 50, voire 60 ans, sans expérience du combat ni formation spécialisée.

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