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Les tentes ont disparu, de même que les détritus qui jonchaient la terre poussiéreuse maintes fois retournée, laissant place à une bande de pelouse préservée, coincée contre le périphérique nord parisien. Exit les déménagements forcés et autres bouleversements. A la porte de la Villette, le square Forceval et sa cinquantaine d’arbres sont choyés par les riverains. La ville a même abandonné son projet de raser les pins et autres conifères pour y construire un crématorium.
Depuis l’évacuation, le 5 octobre 2022, du square et des 400 consommateurs de crack qui s’y étaient installés, ni la place Auguste Barron ni le petit jardin n’ont été réinvestis. On retrouve désormais les consommateurs pêle-mêle dans les rues du quartier de Stalingrad, le long du canal, aux abords de l’avenue de Flandre. Ou bien entre la porte de la Chapelle et la porte d’Aubervilliers, sur les pelouses du quartier Rosa Parks, dans le XIXe arrondissement. Ou dans le XVIIIe arrondissement, non loin du jardin d’Eole et de la rue des Poissonniers. Autour du rond-point, quelques petits groupes sporadiques subsistent, mais rien comparé à la scène de consommation ouverte qui s’y était développée durant une année.
Une impression partagée par les autorités. Des préfectures de région et de Police à la mairie de Paris en passant par l’Agence régionale de santé Ile-de-France et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), réunis en point presse à Saint-Denis ce mardi, chaque acteur institutionnel a salué un «bilan positif». Un satisfecit délivré un an après l’engagement de l’étape 2 du «plan crack», et plus de deux ans après la mission impossible décrétée par l’ex-ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, qui avait exigé «d’éradiquer» en un an la consommation et le trafic de ce produit stupéfiant. Le préfet de police Laurent Nunez a annoncé ce mardi le «déploiement de nouvelles actions visant à encore amplifier les efforts engagés depuis plus de cinq ans».
Selon le communiqué conjoint des acteurs politiques et sanitaires impliqués dans le «plan crack», les moyens engagés ont favorisé un «apaisement de l’espace public» et la croissance de «dispositifs médico-sociaux et hospitaliers» dans la prise en charge de consommateurs de drogue. «La présence continue des forces de l’ordre pour lutter contre l’appropriation de l’espace public conjuguée à l’éviction des consommateurs afin de mettre fin aux nuisances générées par la consommation de crack dans l’espace public sur les secteurs sensibles du nord-est parisien a permis d’empêcher toute réimplantation ou relocalisation d’une scène d’ampleur comme Forceval». Un bilan rehaussé de l’interpellation de 1 141 trafiquants et du démantèlement de 23 cuisines de crack.
Une satisfaction à mettre en perspective pour Abdou Ndiaye, directeur de l’association Oppelia Charonne joint par Libé. Si la stratégie a permis d’éviter l’émergence d’un nouveau campement de grande ampleur, le volet «répressif» n’est pas sans conséquence sur le travail des professionnels de l’addiction. «Les usagers changent régulièrement de lieux de vie, de squat, au gré de la présence policière et des trafiquants de drogue, pointe Abdou Ndiaye. Avec cet éclatement total des scènes de consommation, on retrouve des situations qu’on connaissait il y a dix, quinze ans, avant l’installation du campement de la Colline, porte de la Chapelle. Désormais, les usagers ont des itinéraires fléchés au gré des opportunités du jour, et nous n’arrivons plus à les localiser.»
Au-delà des maraudes et autres tournées en bus réalisées chaque jour par les associations de prévention et de réduction, depuis 2019, les consommateurs franciliens peuvent profiter d’une halte de repos avenue du président Wilson, porte de la Chapelle, sous les ponts du périphérique et d’une bretelle de l’autoroute A1. L’offre de service de cet espace a été «fortement renforcée» : il est désormais ouvert sept jours sur sept, sur des horaires élargis et reçoit en moyenne 200 consommateurs chaque jour. En 2024, plus de 38 000 passages y ont été enregistrés, pour 4 062 soins infirmiers et 1 968 démarches sociales.
L’ouverture d’un nouveau centre thérapeutique résidentiel a été annoncée par l’ARS Ile-de-France, pour y accueillir notamment les usagers de crack, «avec une attention spécifique aux femmes enceintes ou avec nouveau-nés». Un autre centre doit ouvrir ses portes en dehors de Paris. Mais aucune date n’a été annoncée. Et si les acteurs politiques ont rappelé le financement de plus de 600 places d’hébergement, les structures d’accueil continuent de manquer dans la capitale. Victor Detrez, directeur adjoint de Gaïa Paris, regrette ainsi que la halte repos soit le seul lieu permettant aux consommateurs de «se reposer, prendre un café, voir un médecin ou faire une démarche administrative». Le pharmacien, qui encadre aussi la salle de consommation rue Ambroise-Paré dans le Xe arrondissement, appelle ainsi à l’ouverture de nouveaux espaces pour accueillir les fumeurs de crack.
En France, il n’existe que deux salles de consommation à moindres risques, en expérimentation depuis 2016. Outre celle de Paris, une autre est située à Strasbourg. Les deux sont réservées aux publics injecteurs, souvent d’héroïne. Depuis 2020 et le Covid, elles ne sont plus ouvertes aux consommateurs inhalateurs. Pour Abdou Ndiaye, la mise en place de salles d’inhalation au sein de ces espaces devrait pourtant figurer dans les discussions avec les autorités, car «plus les usagers sont dans la clandestinité, plus ils sont vulnérables. Notamment ceux qui rechignent à aller dans des hébergements ou des haltes d’accueils, car ils savent bien qu’ils se feront virer s’ils consomment». Signe de l’urgence, le dernier rapport de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives fait état de 12 000 personnes usagères de crack en Ile-de-France et d’une explosion de la consommation de cocaïne fumée.
«En dix ans, les passages aux urgences pour usage de crack ont été multipliés par dix», souligne ainsi Julien Azuar, médecin urgentiste et addictologue à l’hôpital Fernand-Widal. Il reconnaît que le plan crack a permis de «fluidifier le parcours de certains usagers», facilitant les hospitalisations, mais plaide aussi pour des salles de consommation sécurisée dédiées à cette drogue. Prévue jusqu’à la fin de l’année 2025, l’expérimentation françaises des salles de consommation a été saluée par plusieurs rapports et expertises indépendantes. Associations et médecins plaident pour la légalisation du modèle et son développement, pour permettre aux fumeurs de crack d’y être accueillis comme les usagers d’autres stupéfiants.
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