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Un enfant ne rêve pas, ni pour lui-même ni pour le monde dans lequel il vit, de justice, de dignité humaine, de considération, de protection : il en a besoin, c’est tout. Et si par malheur, un jour, la vie le confronte au pire par le fait d’un homme, alors il y a droit, et la société tout entière le lui doit, c’est bien là la moindre de sa dette envers lui pour ne l’avoir pas protégé.
Nous sommes 37 parties civiles, représentées par Me Marie Grimaud, avocate au barreau de Paris ; 37 victimes de Joël Le Scouarnec dont le procès débutera dans quelques jours ; 37 enfants et parents liés par un vécu de souffrances toujours innommées ; 37 femmes et hommes unis pour faire entendre enfin notre voix, à l’heure où la justice, relayée par une certaine presse, semble déjà s’enorgueillir du travail accompli pour ce que d’aucuns considèrent comme «le procès du siècle» !
La justice, à qui l’on doit de ne voir comparaître qu’aujourd’hui Joël Le Scouarnec pour répondre des centaines de crimes qu’il a commis, a bien vite oublié l’avoir laissé filer il y a vingt ans… Qui se souvient encore de l’«opération Falcon» menée par le FBI, mettant au jour un vaste réseau international de pédopornographie ? De l’identification de Joël Le Scouarnec dans ce réseau, alors qu’il était en poste à Lorient ? De l’indigence du travail des enquêteurs de Vannes à qui pourtant Le Scouarnec avait été servi sur un plateau d’argent ? De sa condamnation le 17 novembre 2005 à quatre mois avec sursis sans soins ni suivi ? De l’invisibilisation de cette condamnation par le parquet, par l’absence de la moindre transmission à qui de droit ?
Il y avait eu pourtant des dizaines et des dizaines de victimes avant, il y en eut des dizaines et des dizaines après… Nous sommes ces victimes, avec d’autres. A ce titre, la justice est en dette avec chacun d’entre nous, individuellement et collectivement, et le moins qui nous soit dû est d’être traités avec égards. Pourtant, rien ne nous a été épargné : les annonces en gendarmerie sans préambule, sans empathie, qui vous laissent sonnés, meurtris, fracassés, abandonnés sur le bord du chemin impraticable de la prise de conscience et dans l’espoir un jour de la nécessaire acceptation ; la longueur de l’instruction ; l’attente interminable dans un silence mortifère. Des violences inacceptables pour les enfants que nous sommes !
Pourquoi la justice refuse-t-elle de comprendre que les adultes qu’elle a aujourd’hui devant elle sont bel et bien des enfants ? Une personne victime d’abus sexuels du temps de son enfance porte en elle, une vie durant, l’enfant victime qu’elle a été ; que l’histoire ressurgisse, de près ou de loin, sitôt l’enfant en elle se réveille, l’inondant de toutes ses fragilités, ses peurs, sa vulnérabilité et il n’est plus d’adulte qui vaille. Cette réalité, aussi, commandait que la justice nous épargnât sa violence sourde et silencieuse.
Le traitement médiatique fut, non moins que le traitement judiciaire, une nouvelle atteinte à notre intégrité, pourtant déjà bien entamée par ce qu’il nous était imposé de vivre à contretemps. Beaucoup d’entre nous ont eu à subir les assauts de médias peu scrupuleux, et ont vu leur intimité forcée par des journalistes à leurs portes, et des proches harcelés. L’emballement médiatique suscité par le caractère «hors normes» de l’affaire a eu raison des règles élémentaires de la déontologie journalistique. La spirale sensationnaliste a valu à certains d’entre nous de voir divulguer dans la presse des pans entiers de leur vie, sans leur accord, au prix de souffrances ajoutées à ce qui déjà nous rongeait l’âme. Il ne fut laissé aucune place à l’idée que derrière le nom d’un enfant figurant sur les écrits sordides d’un pédocriminel irrassasiable, se cachaient un homme ou une femme, un père ou une mère, un fils ou une fille, déjà consumés de l’intérieur…
Des assauts si violents que certains durent s’isoler, préférant se cacher plutôt que d’affronter ce que le monde voulait voir. Pourquoi ? Parce que «les victimes» seraient un «tout» derrière lequel les individualités de chacun ne sauraient être prises en compte autrement que par la place qu’elle occupe sur une liste ? Parce que la victime est un concept plus qu’une personne ? Parce que nous n’étions que des enfants ?
Procès Le Scouarnec : une audience hors norme et hors les murs
Il nous reste à espérer que le passé ne présage pas de l’avenir… et à être rassurés. Pourtant, à voir ce qui se dessine, il est permis de douter de la capacité de l’institution judiciaire à prendre la mesure des enjeux du procès qui s’ouvrira le 24 février. Le 24 février. Une date que nous avons apprise par les médias ! Un tel manque de considération affiché inquiète sur la place qui nous sera dévolue lors du procès. L’organisation de ce dernier n’est indiscutablement pas simple, et les rigueurs budgétaires tiennent certainement lieu de loi, mais la France a pourtant su conduire des procès de majeure envergure, sans perdre de vue la place et l’intérêt des victimes, voire, en en faisant une priorité pour le bien commun de la société. La présence de psychologues mis à disposition pour l’audience, comme la présence de chiens d’assistance judiciaire, sont certes des intentions louables. Mais que dire des demi-journées d’audience pour un procès à mitemps qui doublent inutilement la durée du procès, et de fait dissuaderont les plus assidus d’entre nous – comme les avocats d’ailleurs – à être quotidiennement présents ?
Que dire d’un planning qui en devient à ce point chargé, qu’il nous obligera au mieux à la concision de la parole, au pire au renoncement, par crainte d’incommoder ? Que dire enfin des parties civiles contraintes à vivre les débats à distance, reléguées dans un amphithéâtre, loin du tribunal… loin de leurs avocats (sauf s’ils renoncent eux aussi à être dans la salle d’audience), mais surtout loin du regard des juges.
Du jamais-vu ! Où certains d’entre nous puiseront-ils la force, le moment venu, de traverser la salle d’audience jusqu’à la barre pour livrer leur histoire, face à face avec l’accusé, sans pouvoir s’adosser à la présence rassurante, et à la bienveillance acquise des autres victimes, laissées au-dehors ? De la logistique à l’organisation des débats, tout concourt à nous invisibiliser et à nous tenir à distance, comme si nous n’étions que des acteurs de seconde zone à ce procès ; des invités, conviés parce que la loi l’exige, mais dont on aurait bien pu se passer pour juger l’accusé ! Pire peut-être même : des fairevaloir pour la justice, comme nous faillîmes l’être pour certains avocats qui, désireux d’être sur la photo, n’ont pas hésité à nous démarcher de façon indigne sur ces derniers mois… jusqu’au bout «objetisés» !
Nous n’attendons pas de Joël Le Scouarnec qu’il délivre une quelconque vérité lors de ce procès qui ne sera que le sien, et à qui la justice offre les meilleures conditions de sa défense, libre de se livrer à son jeu pervers, sans qu’il ne se retrouve jamais à devoir être sous notre regard à tous, ensemble, nous qui sommes ses victimes d’une vie. Nous n’espérons déjà plus des débats qu’ils viennent nous réparer. Le procès pénal n’a sans doute pas pour vocation première de réparer les souffrances des victimes, nous l’entendons et le savons, mais on aurait tort de croire que notre réparation viendrait uniquement de la sentence. Rendre un jugement, ce n’est pas tout dans le fait de rendre la justice. Mais nous espérons encore que ce procès ne se réduira pas à celui d’un fait divers, et qu’il sera l’occasion à travers nos histoires personnelles de questionner, au-dehors, tout ce qui doit l’être encore sur la pédocriminalité dans notre société, son traitement par la justice, et la place qui est concédée aux enfants victimes.
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