D’ordinaire, ils échangent leurs désaccords dans le cadre formel des assemblées générales d’actionnaires. Pour L’Express, Lucie Pinson, la directrice de l’ONG Reclaim Finance, et Philippe Brassac, le directeur général du Crédit agricole, ont accepté de débattre sur la finance dite “verte”, et sur les efforts du monde bancaire dans la lutte contre le réchauffement climatique. Timorés, dit l’une. Décisifs, assure l’autre. Les AG n’ont pas fini d’être animées…
L’Express : Presque dix ans après la signature de l’accord de Paris, les engagements des banques en faveur du financement de la transition énergétique sont-ils à la hauteur ?
Lucie Pinson : La transition nécessite d’activer deux leviers : la sortie des énergies fossiles, en commençant par stopper leur expansion, et l’amplification du développement des alternatives soutenables. Dans les deux cas, le compte n’y est pas. Les banques, y compris françaises, continuent d’allouer des milliards à l’expansion du secteur pétrolier et gazier et une étude récente de Bloomberg a montré que les banques mettent moins de 1 euro dans les énergies renouvelables [EnR] pour chaque euro dans les fossiles. Or, si l’on veut s’aligner sur la feuille de route recommandée par l’Agence internationale de l’énergie pour limiter le réchauffement planétaire à +1,5 °C d’ici à 2100, il faudrait investir 6 euros dans les EnR dès qu’on met 1 euro dans les énergies fossiles. Nous n’y sommes pas du tout. L’action du secteur privé reste trop lente, trop limitée et elle ne repose que sur le volontariat. Il faut davantage de réglementation.
Philippe Brassac : Le Crédit agricole est le premier banquier assureur en Europe et nous vivons de près avec nos clients les dérèglements climatiques. L’urgence est bien là : rien qu’en France, en 2024, nous avons subi 36 événements climatiques. Pour nous, le défi principal est bien le financement de la transition énergétique. Les EnR sont la solution et il faut donc accélérer leur déploiement. Le combat est loin d’être perdu d’avance : en 2023, 86 % des nouvelles capacités de production énergétique installées dans le monde ont porté sur des EnR. L’an dernier, dans l’Union européenne, où certains pays consommaient encore beaucoup de charbon, le solaire a enfin dépassé celui-ci dans la production d’électricité. Le gaz, lui, a reculé pour la cinquième année consécutive. Ce sont des signaux extrêmement positifs.
Au Crédit agricole, nos encours de crédit à la production d’énergies renouvelables approchent 27 milliards d’euros, en croissance de 141 % depuis quatre ans, tandis que ceux liés aux fossiles sont désormais inférieurs à 6 milliards d’euros. Nous n’accompagnons plus les nouveaux projets d’extraction fossile et réservons toutes nos capacités financières au financement du renouvelable.

De fait, je ne partage pas l’idée que le secteur bancaire ne prendrait pas assez d’engagements. Se focaliser sur les énergies fossiles c’est prendre le risque de ne “verdir” que son bilan, en excluant les clients de ce secteur. Mais verdir son bilan, ce n’est pas verdir l’économie.
Ces choix sont-ils économiquement viables ?
P. B. : Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus économique : l’affirmation selon laquelle une banque préférerait le pétrole et le gaz, parce qu’ils seraient plus lucratifs, est fausse. Moins de 1 % des revenus du Crédit agricole sont liés à nos engagements dans les énergies fossiles. Les EnR sont non seulement essentielles pour réussir la transition énergétique mais elles sont aussi un formidable moteur de développement pour les clients et l’économie des territoires. Et la production de 1 mégawattheure [MWh] d’énergie renouvelable est devenue moins coûteuse que 1 MWh d’énergie fossile.
L. P. : Je suis ravie d’entendre que financer les énergies fossiles n’est ni stratégique, ni rationnel. J’attends donc que le Crédit agricole s’engage à ne plus soutenir la construction de terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) ou autres infrastructures de transport d’hydrocarbures ! L’an dernier, vous avez encore signé 42 transactions dans ce domaine…
Faut-il bannir tout financement dans le secteur du gaz ?
P. B. : En France, plus de 1 logement sur 2 est chauffé au gaz ou avec des dérivés du pétrole. Si on arrêtait brutalement de produire et de transporter autant de gaz qu’aujourd’hui, les prix s’envoleraient – on l’a déjà vécu avec les chocs pétroliers engendrés par la diminution drastique de l’offre – et ce serait une catastrophe pour beaucoup. Obliger certains pays émergents, qui n’ont pas d’alternative immédiate sur le plan des EnR, à cesser de produire ou de consommer du gaz, pourrait avoir comme effet néfaste de les contraindre à continuer de consommer du charbon. Ce qui nous engage, en tant que banque, c’est de faciliter et d’accélérer la transition énergétique, mais il faut qu’elle soit juste et acceptable pour tous.
Le problème principal est le manque et la lenteur des projets d’EnR, et non la capacité à les financer.
Philippe Brassac
L. P. : Comme tout boniment, l’idée selon laquelle le gaz serait une énergie de transition repose sur une partie de vérité. Il est vrai qu’au niveau de la production d’électricité, une centrale au gaz émet deux fois moins de CO2 qu’une centrale à charbon. Néanmoins, si on regarde l’ensemble de la chaîne de valeur, on se rend compte que l’impact climatique du gaz par rapport au charbon n’est pas si intéressant. Au contraire – s’il s’agit de GNL et, a fortiori, s’il est issu de fracturation hydraulique –, le bilan par rapport au charbon est nul voire négatif.
Pour donner un ordre de grandeur, les 63 nouveaux projets de terminaux d’exportation de gaz naturel liquéfié qui pourraient voir le jour d’ici à 2030 contribueraient à émettre autant de CO2 que l’ensemble des centrales à charbon existantes aujourd’hui. Donald Trump vient de lever le moratoire sur le développement de ce type d’installations aux Etats-Unis, c’est très inquiétant. Nous attendons des banques européennes une réaction, pour affirmer qu’elles ne financeront pas ces projets-là.
P. B. : Une nouvelle fois, nous ne finançons plus les nouvelles explorations et productions d’énergie fossile. Mais c’est pour consacrer toute notre capacité financière à financer les projets d’EnR. Le problème principal est le manque et la lenteur des projets, et non la capacité à les financer. Mais soyons pragmatiques : s’interdire seulement le financement de la production de fossile ou de l’exploration de nouveaux champs n’est pas une solution. Il n’y a pas de grands projets que nous avons refusé de financer qui n’aient finalement été financés par d’autres acteurs mondiaux. A l’image de ce projet en Papouasie-Nouvelle-Guinée, pour lequel nous avons renoncé à notre mandat de conseil et aussitôt été remplacés par une banque japonaise.
L. P. : Non, les politiques d’exclusion sont utiles. Différentes études, notamment celle de la Harvard Business School, ont montré que les politiques “charbon” adoptées par les grandes banques internationales ont permis d’économiser une gigatonne de CO2, ce qui est considérable. Philippe Brassac, si vous n’avez plus en tête les projets dont vous vous êtes retirés et qui ont achoppé, je vais vous en citer un : l’extension de la centrale de Plomin [NDLR : centrale thermique au charbon], en Croatie, que vous avez renoncé à financer en septembre 2015 et qui n’est pas sortie de terre…
P. B. : Je pense que si ce projet n’a pas vu le jour, c’est parce qu’il n’était sans doute pas réalisable et non parce que le Crédit agricole, qui doit peser à peine 1 % des financements mondiaux, y aurait renoncé.
L. P. : Dans le projet GNL de TotalEnergies que vous évoquez, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, il est vrai que le japonais MUFG a remplacé très vite le Crédit agricole. Pour autant, il accuse énormément de retard parce qu’un nombre croissant de banques refusent de s’y associer. Les politiques d’exclusion augmentent le coût du capital pour les énergéticiens et ainsi les dissuadent de perpétuer un modèle fondé sur les fossiles pour les inciter, à l’inverse, à aller vers les EnR. C’est en cela qu’elles sont vertueuses.
Quels sont les autres leviers pour accélérer ?
P. B. : La transition est déjà massivement enclenchée et, je le répète, sans que la finance y soit contrainte, car la rationalité économique de ces projets est au moins aussi intéressante que celle des énergies fossiles. Mais cela ne va certainement pas assez vite au vu de l’urgence climatique. Pour quelles raisons ? La première, je l’ai déjà souligné, c’est l’insuffisance du nombre de projets dans les EnR. Je ne connais pas une grande installation éolienne ou solaire, terrestre ou maritime, qui n’ait pas été rapidement financée, même aux Etats-Unis, et même au Texas, le pays du pétrole, où 29 % de l’énergie est d’origine éolienne. La compétition entre les grandes banques mondiales pour accompagner ces investissements est féroce.
Les attaques contre la directive CRSD sont des concessions faites à l’extrême droite
Lucie Pinson
La deuxième explication, c’est que ces financements sont plus risqués, parce que les technologies sont moins matures, moins stabilisées. Par ailleurs, en France, il faut entre quatre et huit ans pour qu’une nouvelle installation d’EnR se décide et soit mise en œuvre, ce qui occasionne souvent des dérapages, donc un risque financier. Or nous conduisons une révolution industrielle à marche forcée. Les projets financés aujourd’hui peuvent être concurrencés trois ans plus tard par de nouveaux parcs plus compétitifs. Il faut donc que la puissance publique encadre et sécurise, afin de lever les hésitations qui constituent un frein. Dans le même temps, la Chine installe chaque année 50 gigawatts d’énergie solaire. Quasiment autant que la puissance du parc nucléaire français.
L. P. : Le financement public est un vrai sujet. Le déploiement des projets d’énergie renouvelable dans les marchés émergents est très mal pris en compte par les banques multilatérales de développement et les agences de crédit aux exportations, qui favorisent aujourd’hui le fossile. Ces établissements publics doivent rediriger leur soutien vers les alternatives soutenables afin de dérisquer ces projets et de créer de l’appétit du côté des institutions privées. Reclaim Finance milite aussi auprès des banques centrales pour la mise en place de taux différenciés qui permettraient d’inciter les acteurs financiers à privilégier les EnR au détriment du pétrole et du gaz.
De nombreux patrons et responsables politiques sont montés au créneau pour critiquer la lourdeur de la directive européenne CSRD, qui oblige les entreprises à calculer leur impact environnemental. Des mesures de simplification sont attendues : est-ce une bonne nouvelle ?
P. B. : La transparence est utile et les reportings nécessaires, pour toutes les parties prenantes y compris les actionnaires, sur tout ce qui n’est pas financier. Les banques produisent déjà beaucoup d’informations sur ces sujets. Cela dit, la CSRD est affreusement technocratique. Il faut simplifier pour aller à l’essentiel et pour en faire un outil orienté vers l’action. Je ne demande pas moins de transparence mais plus de pragmatisme.
L. P. : Les attaques contre cette directive, portées par certaines multinationales et les gouvernements français et allemands, sont des concessions faites à l’extrême droite. Elle peut sans doute être simplifiée à la marge, mais pas détricotée. Elle est indispensable à la protection des acteurs financiers eux-mêmes. Rappelons les ravages du dérèglement climatique sur notre économie, avec 310 milliards de dollars de dommages liés aux événements extrêmes en 2024, selon Swiss Re [NDLR : société de réassurance]. Cette facture est vouée à s’alourdir et les banques, qui font aussi de l’assurance, ont un intérêt intrinsèque à agir. Mais pour agir sur tout leur portefeuille, il faut de la donnée. C’est pourquoi elles ont toutes soutenu l’adoption de la CSRD il y a quatre ans. Les superviseurs européens, qui visent à protéger la stabilité du secteur financier, sont très clairs sur la nécessité d’adopter des plans de transition et les acteurs financiers ne peuvent pas y répondre sans que leurs clients – les entreprises – n’adoptent eux-mêmes ces plans et communiquent leurs chiffres. On entend beaucoup de discours sur l’éventuelle perte de compétitivité à l’international que la CSRD impliquerait. En vérité, les clauses sur l’extraterritorialité des normes permettent à l’Union européenne d’influencer, hors de ses frontières, les dispositifs en matière de durabilité.
P. B. : Je le dis sans démagogie : les ONG sont souvent excessives, radicales, mais elles poussent à l’évidence dans la bonne direction. Elles contraignent à accélérer. Au Crédit agricole nous évitons les postures d’affrontement, et voulons que nos rôles soient complémentaires. La différence, c’est que les ONG n’ont pas à porter comme nous le poids du présent et celui de la complexité à mener la transition. Mais à la fin, nous sommes tous embarqués sur le même bateau, nous, nos enfants et nos petits-enfants.
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