«Juno et Legs» de Karl Geary, mains d’œuvre

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Deuxième roman, et déjà un caractère s’affirme dans la manière de déjouer les attentes. Pas plus que le mémorable Vera (Rivages, 2017) n’était tout à fait une histoire d’amour, Juno et Legs n’en est une. Juno Loves Legs dit pourtant le titre original, gravé en couverture comme sur le tronc d’un arbre, avec en illustration deux ados qui s’enlacent (un détail d’une image de Tish Murtha, photographe de la classe ouvrière britannique) et c’est vrai : Juno aime Legs, et Legs aime Juno, chacun de toutes ses forces.

C’est l’histoire de leur relation, mettons de leur amitié, sur quelques années, de 12ans à leur majorité, dans le Dublin des années80. Pensons Charles Dickens pour le meilleur et le pire des temps ou à Mike Leigh pour l’ambiance. Pensons à l’Irlandais Karl Geary lui-même pour une attention aux détails qu’on retrouve inchangée. Autant que dans Vera, les personnages se dévoilent ici à travers un ourlet, une cigarette ou leurs chaussures, mais plus qu’avant l’auteur reproduit un même motif. Juno et Legs apporte un soin particulier à la description des mains, qu’elles soient sales ou soignées, puissantes ou misérables, et ce d’entrée : «Maman avait des ongles tachés qui avaient l’air crasseux alors qu’elle les nettoyait avec une brosse spéciale et du savon, mais à part ça, elle avait des mains impeccables, et même si nous n’avions pas l’eau chaude, elles étaient toujours propres.» Maman est couturière à domicile et, quand on la rencontre, elle façonne une robe de mariée pour une voisine contre des clopinettes.

Geary paraît à son ouvrage comme cette mère besogneuse, délicatesse et minutie de rigueur. L’on suit la jeunesse en trois temps de la narratrice (Juno) et de son copain Seán (surnommé Legs pour ses longues jambes), tous deux compagnons de galère face aux poids cumulés de la famille et de la religion (catholique) – trame en soi pas vraiment révolutionnaire –, mais c’est surtout l’écriture qui retient et emporte, l’art des images et des métaphores. S’il y a une promesse, elle repose «comme de la pâte à pain sur une étagère en hauteur» et voilà qu’elle gonfle dans notre esprit. La bienséance est une cape de pluie : on la découvre «fine comme du papier crépon, toute froissée» aux pieds d’une bonne sœur en colère. Et puisqu’on vit les uns sur les autres, lorsqu’il se passe quelque chose de grave dans un appartement, les perrons d’en face se remplissent soudain «comme les loges d’un théâtre un soir de première, les visages des voisins baignés dans la lumière bleue de l’ambulance, se délectant du tapage comme on suce des bonbons».

Au milieu et entre deux parties, une citation de Susan Sontag fait synthèse : «Pourtant, le paysage de la dévastation reste un paysage. Il y a de la beauté dans les ruines.» Elle est extraite de l’essai Devant la douleur des autres (Christian Bourgois, 2002), mais on ne peut pas dire que Karl Geary installe son lecteur à cet endroit. La pauvreté n’est pas un spectacle, on ne l’observe pas à distance. Là où Vera était à la deuxième personne du singulier, Juno et Legs tient ferme son «je». Il raconte, dans les yeux d’une mauvaise graine, comment certaines personnes, pareilles à des tuteurs, en aident d’autres à pousser.

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