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Une heure s’est peut-être écoulée quand le beau rideau de fer un peu rouillé du théâtre de l’Atelier, devant lequel se joue l’Amante anglaise, se relève et laisse découvrir un plateau entièrement vide, une cage de scène dépouillée, riche de sa vétusté, pleine de poussière noire agglomérée, dont les fissures feraient passer les emblématiques Bouffes du Nord cramées pour un palace récemment rénové. On est face aux entrailles du théâtre comme devant un écorché ou quelqu’un qui se livre entièrement, sans aucun filtre. On distingue quelques cordes, des poulies, des trous dans les murs qui diffractent parfois des reflets dorés. Et c’est dans cet espace sans ornement qui pourrait être carcéral que Sandrine Bonnaire ou plutôt le personnage de Claire Lannes surgit à tout petits pas rapides, robe noire intemporelle, tête baissée, pour s’asseoir sur la chaise bistrot sur le devant de la scène où un interrogatoire l’attend. Par sa sobriété, son éclat, les variations extrêmement rapides et contrastées de ses émotions qui font parfois apparaître ses fossettes, sa légèreté intense, son regard, la comédienne est magnifique et elle est surtout exactement le personnage.
Bribe de vérité
Elle restera assise durant tout le temps restant, et quelque chose se ranime dans l’écoute. Ce n’est pas qu’on s’ennuyait, loin de là, dans cette mise en scène fort intelligente de Jacques Osinski. Mais on l’attendait, elle, cette Claire Lannes, qui depuis une soixantaine de minutes déjà faisait l’objet d’une conversation acérée entre son mari Pierre Lannes, joué par Grégoire Oestermann et un interrogateur non spécifié, installé dans le public, à la diction aussi envoûtante qu’urticante, celle de Frédéric Leidgens, qui, stylo noir à la main, détache lentement chaque syllabe. Claire Lannes a donc tué, découpé, puis jeté par-dessus un pont sur différents trains de marchandises les morceaux de sa cousine sourde et muette que son mari a installée à demeure pour qu’elle fasse le ménage et la cuisine. Marguerite Duras ne juge pas la criminelle. Elle l’invente à partir d’un fait divers ayant eu lieu en décembre 1949, qui la passionna tant lors du procès qu’elle écrivit trois versions de l’histoire, dont une première pièce, les Viaducs de la Seine-et-Oise, qu’elle renia au point d’en interdire l’exploitation. Dans le crime réel, une femme a tué son mari. Dans l’Amante anglaise, l’assassinat est donc celui de la tierce personne, handicapée qui supplée à l’absence de talent culinaire et ménager de l’épouse.
Pourquoi Claire Lannes a-t-elle tué sa cousine ? La meurtrière l’ignore, mais elle est aussi intéressée que l’interrogateur d’en saisir les motifs, de tirer son propre crime au clair. Où a-t-elle mis la tête qu’elle n’a pas jetée avec le reste des paquets ? Claire Lannes gardera son secret, mais dans l’histoire vraie, elle avait été jetée dans une bouche d’égout, oreilles coupées pour qu’elle passe. Par ses questions, l’interrogateur peut aussi bien appartenir à la sphère judiciaire – un juge d’instruction, un policier – qu’être un médecin psychiatre chargé de l’expertiser. Mais le plus souvent, on le confond avec Marguerite Duras elle-même tant sa manière de manier l’entretien et les réponses géniales qu’il suscite rappellent Outside et le Monde extérieur, deux recueils qui reprennent les entretiens parus dans la presse de l’écrivaine avec des enfants, un funambule, une carmélite. «Pourquoi l’avez-vous tuée ?» «Si j’avais su le dire, vous ne seriez pas là à m’interroger. Pour le reste, je sais.» L’interrogateur revient à la charge quelques minutes plus tard : «On ne vous a jamais posé la bonne question sur ce crime ?» «Non. Si on me l’avait posée, j’aurais répondu.» Et cette réponse merveilleuse : «Vous savez, monsieur, sur ce banc, à force de rester immobile, j’avais des pensées intelligentes. Ma bouche était comme le ciment du banc.» Et l’air de rien, peu à peu ce ciment se désagrège. Le surgissement d’une bribe de vérité qui l’éclaire à elle-même fait advenir à Claire Lannes une émotion joyeuse. Face à l’Amante anglaise, on prend donc également une leçon d’interview.
«Comment jouer la folie sans jouer l’évanescence»
Quand elle a lu la pièce, Sandrine Bonnaire a pensé à trois personnes, «une fictive et deux réelles» confie-t-elle lorsqu’on la rencontre chez elle, le lendemain. La fictive, c’est Sophie dans la Cérémonie de Claude Chabrol, qui, tue avec la postière jouée par Isabelle Huppert, la famille bourgeoise qui l’emploie. La seconde, c’est Sabine, sa sœur autiste sur laquelle Sandrine Bonnaire a réalisé un documentaire impressionnant, Elle s’appelle Sabine, et qui lui rappelle «comment jouer la folie sans jouer l’évanescence». Et la troisième, «c’est ma mère, qui avait cette même légèreté enfantine tout en étant très responsable, et qui comme Claire Lannes avait connu une grande passion dont elle était nostalgique, avant son mariage». Trois êtres aussi intimes qui traversent un personnage sont une bonne raison de revenir au théâtre que Sandrine Bonnaire avait déserté depuis une dizaine d’années. Elle fait cependant des lectures musicales avec son compagnon, le musicien de jazz et compositeur Erik Truffaz. Depuis le début des représentations, Sandrine Bonnaire arrive au théâtre en même temps que ses partenaires de jeu, pour «les embrasser, les encourager» et saisir le rythme qui peut varier d’un soir à l’autre. Elle profite de son temps d’attente pour revisiter furtivement son texte. «Ne bougeant pas sur le plateau, seule, je ne peux pas me raccrocher à la mémoire corporelle.» C’est «le souvenir de la place des mots dans la page» qui aiguise sa mémoire. Le premier soir, avant de jouer, elle a cru que le texte s’était évaporé, elle ne savait plus rien, et il a suffi qu’elle entre sur le plateau, pour s’apercevoir que le texte faisait partie d’elle, qu’il s’était logé en elle sans qu’elle n’y prenne garde.
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